Je souhaite ici raconter l’histoire d’un patriarche longtemps oublié. Il est des hommes dont l’histoire s’efface avec le temps, pourtant leur courage et leurs sacrifices mériteraient d’être gravés dans la mémoire collective. Joseph Koulaya, ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, est de ceux-là. Si son nom résonne encore aujourd’hui, c’est surtout grâce à son fils, un chanteur remarquable de la communauté Vuté, dont la voix porte l’écho d’une histoire familiale imprégnée de bravoure. Mais ce récit est bien plus que celui d’un artiste célèbre ; il est l’hommage à un patriarche oublié. C’est l’histoire d’un jeune homme, dont la jeunesse insouciante n’avait jamais croisé la cruauté des conflits, mais qui, du jour au lendemain, fut contraint de rejoindre les rangs d’une guerre qui ne lui appartenait pas. Enrôlé de force sous l’apparence trompeuse du volontariat, il fut envoyé au front sans en comprendre ni les raisons profondes ni les enjeux véritables.
Mais qui était Joseph Koulaya ?

Né à Yoko vers 1922, dans l’actuel département du Mbam et Kim, il était l’aîné d’une fratrie de cinq enfants. Ses parents, Bouba et Doumé, comme la plupart des indigènes de cette époque, vivaient de la chasse et de l’agriculture. En 1940, à l’âge de 18 ans, Joseph s’engagea volontairement dans le corps des tirailleurs, destiné à combattre durant toute la durée de la guerre. Le 1er avril 1941, il fut affecté à la dixième compagnie, et quelques mois plus tard, il devint tirailleur de première classe, distingué pour sa bravoure lors des premières exercices de combats. Il participa à des opérations en Tunisie, notamment à la bataille du Djebel Garçi en mai 1943. En 1944, il fut envoyé à Bône, puis à Naples, et débarqua dans la baie de Cavalaire le 1er août 1944. Malheureusement, le 26 septembre 1944, aux environs de Pyoffans (Haute-Saône), il fut grièvement blessé et subit l’amputation de la jambe droite, un tiers au-dessus de la cuisse.
Après des soins rudimentaires, il fut rapatrié à Douala via Dakar en août 1945 pour retrouver sa terre natale, marqué à jamais par la guerre. Ainsi démobilisé, il retourna à Yoko, où, mutilé mais résilient, il consacra le reste de sa vie à la foi et au récit de ses souvenirs de guerre. Il devenait invalide à seulement 25 ans. Il fut reconnu comme un excellent soldat, un tirailleur courageux dont la bravoure sur le champ de bataille d’Andornay est encore citée. Au cours de sa vie, Joseph Koulaya reçut 21 médailles, dont la plus prestigieuse fut celle de Chevalier de la Légion d’Honneur, qu’il obtint en 2004. Pourtant, pour nous, intellectuels, cette histoire suscite une profonde indignation. Joseph Koulaya fait partie des milliers d’Africains qui ont perdu la vie ou une partie de leur membre pour une guerre qui ne les concernait pas.

À 18 ans, il fut appelé à combattre dans un conflit loin de ses ancêtres, et à 25 ans, il se retrouva amputé. Il est difficile d’imaginer la souffrance qu’il a endurée sur le champ de bataille, après cette blessure, à une époque où l’anesthésie n’existait pratiquement pas, subissant son amputation à l’éther, dans une douleur insoutenable. Et pourtant, malgré cette souffrance, il passa le reste de sa vie assis, recevant des médailles, mais sans jamais recevoir de véritable compensation. J’ai lu « Mémoire d’un colonisé » de l’historien camerounais Théodore Ateba Yené qui témoigne dans son ouvrage comment un dimanche de 1940, on a encerclé les églises de Yaoundé pour enrôler les hommes âgés de 18 à 35 ans.
Il n’y avait pas d’engagement volontaire en Afrique. En 1940, des rafles étaient organisées dans les villes du Cameroun, et tous les hommes valides étaient embarqués Mano militari pour défendre la « Mère Patrie ». Aujourd’hui, aucun des descendants de Koulaya ne bénéficie de la reconnaissance de sa bravoure. Il est mort dans l’humilité, après avoir vu le bonheur de la vie lui échapper, orné de médailles qui récompensaient son pied perdu sur une terre étrangère. Joseph Koulaya fut membre de l’Union des Anciens Combattants (UFACAM), il a fini ses jours dans la terre de ses ancêtres, après avoir donné sa jeunesse et sa vie au service d’une nation qui l’honora avec des médailles.

Il est mort dans cette modestie, sans que sa bravoure soit pleinement reconnue, après avoir vu s’écouler devant lui tout le bonheur auquel il aurait dû prétendre au cours de son existence. Ses 14 enfants et 59 petits-enfants gardent en héritage l’image d’un père et d’un grand-père qui, bien que couvert de médailles, fut avant tout un homme marqué à jamais par une guerre qui n’aurait jamais dû être la sienne. Son sang a coulé ailleurs et une jambe est enterrée quelque part en France. Une tragédie qui surement ne l’a jamais quitté l’esprit.
L’histoire des deux grandes guerres, je la connais bien. Je l’ai apprise à travers les pages jaunies des carnets de guerre, à travers les récits poignants des soldats qui y ont laissé leur jeunesse. J’ai lu d’innombrables ouvrages, et j’ai rencontré des anciens combattants européens, ainsi que leurs descendants. Pourtant, au-delà de ce qui est écrit, il existe des secrets, des vérités si lourdes que même les mémoires les plus sincères n’oseraient écrire.
(sources : j‘ai rédigé ce récit en m’appuyant sur les archives du chanteur Justin Koulaya.)
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