Dans les rues de Nkongsamba dans les années 78-80, une époque marquée par l’ère Ahidjiste, il était impossible de ne pas avoir entendu parler de Massa-Ga. De son vrai nom en français Monsieur Gabriel, était associé à un carrefour emblématique de la ville. L’image qui se dessine est celle d’un homme trapu, évoluant dans un environnement froid, où les matinées étaient enveloppées de brume épaisse, limitant la visibilité. Malgré sa stature modeste, il se déplaçait rapidement, ses cheveux crépus, sales et blanchis par le temps, contrastaient avec sa lucidité, rappelant un normalien fraîchement diplômé. Massa-ga portait des vêtements en lambeaux, presque des haillons, mais cela n’entamait en rien sa dignité. Il était constamment suivi par sa mère, tous deux transportant de lourdes pierres sur leurs têtes tout au long de la journée, pressés de rentrer chez eux avant la nuit.
Cet homme n’était pas n’importe qui, il était enseignant du primaire momentané écarté à cause de sa folie. En retrait, son fils aîné surveillait, repérait tout enfant qui osait le déranger, les suivait et infligeait des punitions exemplaires à ceux qui avaient le malheur de croiser son chemin. C’était le rythme de leur journée. Massa- ga passait de bar en bar, écoutait discrètement les conversations des buveurs, les notait sur un bout de papier, puis disparaissait, feignant par moments la folie, même s’il conservait des moments de lucidité. Dans le gros sac qu’il transportait, il ramassait de grosses pierres le long des rues, aidé par une autre personne excentrique et folle également qui se nommait Rabi, qui l’assistait dans le transport.
Une fois à la maison, il déposait les pierres devant la cour, une maison en construction. Après six mois, ils avaient accumulé près de trois tonnes de pierres qui obstruaient la rue, causant des embouteillages dans le secteur. Les clients des taxis devaient demander à leurs chauffeurs d’éviter le « carrefour de pierre, » qui finit par être rebaptisé « Carrefour Massa-ga. » À cette époque, Nkongsamba était animée, on y trouvait de nombreux taxis et voitures, et la ville était bien entretenue, sous la direction du préfet Bisseck Bikok si j’ai bonne mémoire. Après avoir empilé les pierres, Massa-ga montait la garde toute la nuit pour veiller sur son précieux amas. Cet homme, qui sombrait dans la dépression, connaissait tous les recoins du Cameroun, où se cachaient les armes. Il partageait ouvertement des informations sur les caches d’armes du pays et sur ceux qui les contrôlaient, des informations qui s’avérèrent plus au moins exactes. Mais cette fois, il avait poussé trop loin. À l’époque d’Ahidjo, il était difficile de discerner amis et ennemis.
Le bouche-à-oreille se répandait rapidement, et Massa-ga, ancien informateur, connaissait ses collègues indic et les dénonçait lorsqu’il les croisait. C’est ainsi que l’on découvrit que certains commerçants du marché, des tailleurs, des professeurs, des chauffeurs de taxi, des vendeurs d’avocat, voire même un aveugle du quartier 3, étaient des indicateurs. Massa-ga était bien connu car il laissait des traces derrière lui. Il était un conteur talentueux, racontant de belles histoires, et sa présence apportait une certaine légèreté dans une ville marquée par le malheur qui venait du maquis. Mais comment Massa-ga est-il mort ? Personne ne le saura jamais, pas même sa propre famille. Tout ce que l’on sait, c’est qu’un matin, il a mystérieusement disparu du carrefour où il gardait ses pierres toute la nuit. On raconta qu’une équipe médicale vêtue de blanc était venue le chercher dans une ambulance pour le soigner. On ne le revit jamais.