Le vrai supplice, disait Montaigne, ne concerne pas celui qui mange les restes d’un homme mort, ni celui qui est capable de torturer son prochain ; le pire est de « manger un homme vivant », c’est-à-dire de le tourmenter à la manière des vautours s’acharnant sur une proie affaiblie mais toujours palpitante (Les Essais, « Des cannibales », 1580, i, xxxi). La peur de se faire dévorer par l’autre hante les Hommes depuis la nuit des temps. Le cannibalisme est généralement perçu comme le signe d’un stade primitif de l’humanité, l’époque mythologique où l’autre était concrètement un obstacle à sa propre survie. Symboliquement, il s’agit alors de manger celui-là avant qu’il ne vous dévore. Il n’y a pas assez de pain, pas assez de lumière, pas assez de sacré pour qu’on se le partage : si tu ne gagnes pas, tu perds.
On pouvait le soupçonner, mais désormais on en a la preuve : les Camerounais ne vont pas bien. Le long autoritarisme, les privations, les frustrations de toutes sortes leur donnent envie de se manger entre eux. La souffrance a enfanté des petits monstres. En effet, l’un des éléments structurants d’une pauvreté endémique, c’est la violence, c’est l’autodafé. On dirait que notre malheur à tous doit être exorcisé par des offrandes régulières de quelques uns dans une sorte de sacrifice rituel. De la vie réelle aux plateformes virtuelles des réseaux sociaux, le déferlement de haine entre Camerounais renseigne du point auquel nous sommes parvenus. Les gens se sentent tellement en insécurité qu’ils sont convaincus que chacun doit se battre pour sa survie psychique : si tu ne tues pas l’autre, il te tuera ! Issus d’une société en proie à une violence chronique depuis des décennies, il n’y a plus grand monde parmi nous pour savoir faire la part des choses. Les gens ont pris goût au sang. La seule issue, si nous voulons éviter une chute collective, est que ceux qui ont eu la chance d’échapper à ce fléau circonscrivent les plus atteints ; ces derniers doivent être isolés.
Le cannibalisme dont nous parlons renvoie à la conception des rapports sociaux chez un certain nombre de nos compatriotes, qui adorent voir les Hommes souffrir sous leurs coups, ou mieux ceux des autres – ils se contentent alors d’être au premier rang du spectacle. L’expression évoque effectivement la violence primitive des rapports concurrentiels entre les individus. Si on voit l’autre principalement comme un concurrent, une entrave à sa propre réussite, quelqu’un qu’il faut absolument abattre, alors celui qui gagne a, en quelque sorte, « bouffé l’autre ». C’est le règne de la sauvagerie. Contre soi, d’abord, pour surmonter la peur. Contre les autres, aussi, qui risquent de nous empêcher d’obtenir ce que nous voulons. Cette conception carnassière des relations sociales, traduit une désintégration des liens de civilité.
Il ne faut pas s’y tromper, la violence qui opère parmis nous est le signe d’une faiblesse désespérée. Ces relations d’une extrême agressivité qui caractérisent la vie sociale des Camerounais d’aujourd’hui, traduit un vécu intérieur manifestement douloureux, fait de peur, de déraison, de la difficulté à envisager l’avenir avec sérénité. Elle est verbale, parfois physique, prend toutes sortes de formes : du jugement de valeur hâtif sur autrui, aux humiliations, insultes, dénigrement et aussi aux silences qui abîment ainsi l’estime de celui ou celle qui les reçoit. Si ce déchainement de fureur était au moins répérateur de nos souffrances, on se contenterait de l’expérimentation ; en attendant mieux. Hélas, la faiblesse ultime de cette forme de cannibalisme est qu’elle est une spirale descendante. Non seulement elle n’arrange pas grand-chose, en plus elle multiplie le mal dans la collectivité. A chacun d’entre nous de trouver dans cette furieuse lutte à mort le temps de revenir vers soi, afin d’éviter que tout le monde s’écroule en même temps. Chaque Camerounais de bonne volonté doit tuer ce qu’il y a de cet héritage là en lui.