Par Yana Bekima
Deux personnalités. Deux savants.
Ils doivent être connus de la majorité des Africains pour leurs travaux. A travers Meinrad Hebga, l’on voit une lutte similaire à celle d’un autre savant africain, l’égyptologue Cheikh Anta Diop qui s’est battu pour faire admettre l’évidence de l’antériorité de la civilisation noire.
CHEIKH ANTA DIOP
Cheikh Anta Diop est né le 29 décembre 1923 dans le village de Thieytou au Sénégal, décédé le 7 février 1986 à Dakar, est un scientifique de formation, historien, anthropologue et homme politique sénégalais. Il s’est attaché, sa vie durant, à montrer l’apport de l’Afrique et en particulier de l’Afrique noire à la culture et à la civilisation mondiales. Ses livres Nations Nègres et Culture (1955), puis Civilisation ou Barbarie (1981), affirment la primauté civilisationnelle africaine. Cheikh Anta Diop a été un précurseur dans sa volonté d’écrire l’histoire africaine précédant la colonisation. Il est également l’un des premiers scientifiques africains à faire une application archéologique du carbone 14 en laboratoire dès 1963. C’est dans un contexte singulièrement hostile et obscurantiste que Cheikh Anta Diop est conduit à remettre en cause, par une investigation scientifique méthodique, les fondements mêmes de la culture occidentale relatifs à la genèse de l’humanité et de la civilisation.
Il va donc se doter d’une formation pluridisciplinaire en sciences humaines et en sciences exactes, nourrie par des lectures extrêmement nombreuses et variées. S’il acquiert une remarquable maîtrise de la culture européenne, il n’en est pas moins profondément enraciné dans sa propre culture. Sa parfaite connaissance du wolof, sa langue maternelle, se révélera être l’une des principales clés qui lui ouvrira les portes de la civilisation pharaonique. Par ailleurs, l’enseignement coranique le familiarise avec le monde arabo-musulman., A partir des connaissances accumulées et assimilées sur les cultures africaine, arabo-musulmanes et européennes, Cheikh Anta Diop élabore des contributions majeures dans différents domaines. Les principales thématiques présentes dans l’œuvre de Cheikh Anta Diop peuvent être regroupées en six grandes catégories :
a. L’origine de l’homme et ses migrations
b. La parenté Égypte ancienne/Afrique noire
c. La recherche sur l’évolution des sociétés
d. L’apport de l’Afrique à la civilisation
e. Le développement économique, technique, industriel, scientifique, institutionnel, culturel de l’Afrique
f. L’édification d’une civilisation planétaire
En 1960, il obtient finalement son doctorat après avoir rencontré de nombreuses difficultés. Alors que les égyptologues s’efforcent vainement de trouver à la civilisation égyptienne une origine blanche, en 1983 Cheikh Anta Diop, déclare : « Les contemporains de la naissance de l’égyptologie moderne savaient parfaitement que l’Egypte était une civilisation nègre et négro-africaine, mais ils ont falsifié sciemment l’histoire. » La renaissance de l’Afrique qui implique la restauration de la conscience historique, lui apparaît comme une tâche incontournable à laquelle il consacrera sa vie. Il est convaincu que cette renaissance ne peut être assise que sur des savoirs solides et inattaquables.
À sa mort, en 1986, Aimé Césaire lui rend hommage et constate que : « les historiens ont toujours considéré l’Égypte comme une sorte de fait à part en Afrique, on oubliait même que l’Égypte était une nation africaine. En redonnant à l’Afrique son passé, Cheikh Anta Diop a redonné peut-être son passé à l’humanité. » Avec plusieurs décennies de recul, on s’aperçoit que les grands thèmes développés dans son ouvrage Nations Nègres et Culture, non seulement n’ont pas vieilli, mais sont maintenant accueillis et discutés comme des vérités scientifiques, alors qu’à l’époque, ces idées paraissaient révolutionnaires. L’indépendance de l’Afrique, la création d’un État fédéral continental africain, l’origine africaine et négroïde de l’humanité et de la civilisation, l’origine nègre de la civilisation égypto-nubienne, l’identification des grands courants migratoires et la formation des ethnies africaines, etc. ; tels sont quelques thèmes principaux, toujours d’une grande actualité, explorés par Cheikh Anta Diop, l’historien africain le plus considérable de ce temps.
Un intellectuel engagé.
Par ailleurs, dès 1947, Diop s’est engagé politiquement en faveur de l’indépendance des pays africains et de la constitution d’un État fédéral en Afrique. Sa confrontation, au Sénégal, avec l’un des chantres de la négritude Léopold Sédar Senghor serait l’un des épisodes intellectuels et politiques les plus marquants de l’histoire contemporaine de l’Afrique. Avec Théophile Obenga et Asante Kete Molefe, il est considéré comme l’un des inspirateurs du courant épistémologique de l’afrocentricité.
MEINRAD HEBGA
Meinrad Pierre Hebga, né le 31 mars 1928 à Édéa au Cameroun et mort le 3 mars 2008 à Château-Thierry (France), est un prêtre et anthropologue camerounais. Le Père Meinrad Hebga est connu comme l’anthropologue, l’ethnologue et le philosophe qui s’est battu pendant plus de trente ans pour faire admettre l’existence de la sorcellerie ainsi que la rationalité de la pensée africaine sur les phénomènes paranormaux.
En 1968, le Père jésuite camerounais, avait soutenu à l’Université de Rennes une thèse de 3ème cycle intitulée : « Le Concept de métamorphose d’hommes en animaux chez les Basaa, Duala, Ewondo, Bantu du Sud-Cameroun ». Au cours de cette thèse, l’auteur tente de répondre rationnellement à la question que posent dans la vie quotidienne en Afrique ces phénomènes paranormaux que sont les lévitations, bilocations, apparitions et visions, envoûtements et sorcelleries, etc. Que chacun n’est pas loin de tenir pour faits d’expérience courante tant sont nombreux les témoignages rapportés par des gens dignes de confiance.
On ne peut plus se contenter d’affirmer qu’il s’agit là de croyances et de pratiques propres à un milieu culturel particulier et qui ne concernent que lui : ce « relativisme trop facile » ressemblerait fort à une fuite en avant. Puisque « les Africains doivent partir de ce qu’ils sont », il faut donc « réhabiliter les croyances métaphysiques et religieuses africaines qui se sont trop vite effacées devant l’irruption des philosophies et religions étrangères » et face aux phénomènes tenus habituellement pour paranormaux, « saisir et exposer la rationalité du discours que les Africains tiennent à leur endroit. » Pour le Père Meinrad Hebga, on aura fait un grand pas en avant lorsqu’on aura pris conscience qu’au contraire de la pensée occidentale qui, depuis les Grecs, se réfère volontiers à un schéma dualiste de la structure de la personne, la pensée africaine renvoie plutôt à une structure au minimum triadique : le corps – qui est l’épiphanie de la personne – le souffle – qui la fait vivante –, l’ombre – qui en traduit l’agilité, la mobilité.
Tous trois, en intériorité réciproque, forment un champ d’énergies complexes et font de l’homme un être « structurellement énergétique et relationnel. ». Du coup, avec cette conception de l’homme s’ouvre, selon l’auteur, « un monde de 44 rationalités » qui pour n’être pas cartésien n’en a pas moins sa logique propre et sa cohérence profonde. Après de longs développements consacrés à la philosophie grecque ou médiévale, Meinrad Hebga en vient aux recherches scientifiques actuelles en matière de physique contemporaine, qu’il s’agisse de mécanique ondulatoire ou d’électro-magnétisme, et il ne craint pas d’y puiser quelques lumières pour stimuler sa réflexion. Car il estime, non sans raison, que nous ignorons encore beaucoup de choses. En 1986, il obtient le grade de docteur en Philosophie à la Sorbonne. Sa thèse porte sur la rationalité d’un discours africain sur les phénomènes paranormaux et s’inscrit dans le droit-fil d’une recherche de très longue haleine. Le combat de Hebga Meinrad prend corps dans l’enseignement de l’anthropologie philosophique africaine dans plusieurs universités à travers le monde.
La fin d´un mythe
En dégageant les conditions de rationalité des discours africains sur les phénomènes paranormaux, M. Hebga permet de comprendre que la critique occidentale des discours mythologiques africains est sujette à caution parce qu´elle part de présupposés qui ne sont pas les nôtres, à savoir d´un schéma dualiste du composé humain. Elle est sous-tendue par la croyance à l’existence d´une métaphysique et d´une psychologie philosophique unique, universelle et normative, philosophie de référence, d´ailleurs mal définie. Pour M. Hebga, la science et la métaphysique ne s´excluent pas mutuellement. On peut tout de même se poser la question de savoir des deux disciplines, quelle est celle qui a une fonction de surdétermination ? Meinrad Pierre Hebga, tout comme Cheikh Anta Diop méritent d’être inscrits au Panthéon, car chacun dans son domaine de prédilection a ouvert des perspectives nouvelles. C’est aussi cela, tout leur mérite. Ils ont adopté un point de vue spécifiquement noir africain face à la vision de certains auteurs de l’époque selon laquelle les Africains étaient des peuples sans passé.