Il y a deux ans, j’ai publié cet article. Mais de nombreux lecteurs habitués de mes textes ne l’ont pas retrouver en ligne. Leur frustration était légitime, car la base de données du site camer.be où je l’avais initialement partagé a subi une refonte, entraînant la disparition de certains écrits. Cependant, grâce à mes archives personnelles, j’ai choisi de le réactualiser pour le remettre en ligne. Bien sûr, cette nouvelle version sera agrémentée d’une réécriture, où les lecteurs reconnaîtront certains passages absents et d’autres ajoutés pour s’adapter à l’ère du temps.
Au début de la vie.
La cité de Ngoro, telle qu’elle se dévoile à nos yeux aujourd’hui, ne ressemble en rien à la ville forestière qu’elle était dans les années 70, lorsque chasseurs et voyageurs se rassemblaient pour contempler l’agitation du centre-ville. Jadis une petite cité pleine de charme, où les vendeurs de cacao se réunissaient pour voir leurs précieuses récoltes partir vers d’autres horizons, elle a maintenant perdu l’éclat de son passé glorieux. Ngoro semble figée dans le temps, mais par un miracle insaisissable, elle parvient toujours à ressusciter, utilisant ses restes magiques enveloppés dans une aurore boréale pleine de nostalgie. Bien que figée dans le temps, les nouvelles infrastructures de réseau téléphonique lui ont conféré une lueur d’espoir.
Les chroniqueurs d’aujourd’hui qui hier, ont vu Ngoro grandir, s’accordent tout de même à saluer cette fine lueur qui émane d’elle, celle-là même que les nouvelles infrastructures de réseau téléphonique ont ravivée. Ngoro et moi, c’est une histoire qui s’étend sur de longues années. J’ai vu Ngoro grandir comme elle aussi m’a donné ses seins. Le Ngoro d’aujourd’hui paraît jeune, mais il a en réalité vieilli bien plus que son âge ne le laisse croire. À l’époque où le cacao coulait à flots, Ngoro semblait faire mille ans en un seul jour. J’y étais, j’ai vu cela de mes propres yeux.
Ngoro a mille visages, souvent elle ressemble à une ville la nuit, parce qu’on ne voit plus où elle s’étend, mais le jour elle retrouve son visage d’enfants, c’est-à-dire le village qu’elle a toujours été et qu’elle demeure. Mais pour cet article nous allons la considérer comme une ville s’il faut s’en tenir au nombre de ses habitants. En parcourant les ruelles de Ngoro, on est submergé par l’aura envoûtante de son passé. C’est comme si chaque pierre, chaque murmure du vent portait en lui le souvenir du peuple Sanaga, car Ngoro est un village Sanaga, même si sa langue officielle est le Vuté.
Depuis toujours, elle a été considérée comme la grande métropole du grand Mbam. Pour moi, originaire de ces régions, c’est un choc de voir Ngoro d’aujourd’hui, car j’ai l’impression de revivre le Ngoro d’hier. C’est peut-être l’un des rares endroits où les vestiges des traditions Mbamoises sont encore clairs et vivants. Je me sens ici comme pour me ressourcer et retrouver des gens que j’ai quittés il y a 50 ans. En tant qu’enfant du pays, chaque coin de rue, chaque visage rencontré réveille en moi des émotions intenses, me transportant instantanément dans un voyage à travers le temps.
Ngoro semble être l’un des rares endroits où les traditions Mbamoises se perpétuent avec une grâce intemporelle, préservant ainsi leur essence même au fil des siècles. Dans ce village pittoresque, c’est comme si le temps s’était arrêté, offrant un refuge où l’on peut se ressourcer et retrouver l’âme de ceux que l’on a laissés derrière il y a tant d’années. Chaque expression du visage, chaque pli sur la peau raconte une histoire, évoque un passé riche en émotions et en souvenirs. Ce qui rend Ngoro si unique, c’est cette capacité à préserver son héritage ancestral, à travers les silences mystérieux des murs, les chemins de terre qui serpentent vers un horizon lointain et mystique. Même les routes boueuses, ornées des empreintes des générations passées, ajoutent à la magie de cet endroit hors du temps.
Et au milieu de cette atmosphère empreinte de nostalgie, on peut apercevoir ces chiens endormis au beau milieu de la route, confiants dans la protection des motos et des camions qui passent, symboles vivants de la quiétude et de la sérénité qui règnent en ces lieux. Quand on traverse le village en franchissant le pont qui le relie à Serreré, on a l’impression de pénétrer soudainement dans une autre liberté totale, comme si le hasard avait déblayé le chemin, au milieu d’une population silencieuse et parfumée, mais légèrement réticente. Les reliefs environnants dévoilent leur vigueur à travers une superposition étonnante des paysages. Plus loin, le quartier Haoussa se distingue par son aspect presque baroque, avec ses toits en terre rouge, évoquant une sorte d’éloquence « Sénégalaise ».
Une ville où les hommes semblent être deux fois plus nombreux absents que présents. Ngoro est construite en bordure de la route, elle se trouve à l’abri des vents, nichée entre plusieurs collines, pour la plupart aplaties aujourd’hui. Avant Ngoro était comme un Bassin verdoyant, dissimulé par la végétation. Le charme de son marché périodique qui autrefois était sur le chemin de Yassem et Yangba, était entouré de vieilles maisons, conférant à Ngoro une atmosphère brumeuse et un climat qui laissaient une empreinte gothique dans l’esprit. Ngoro est également célèbre pour avoir été le foyer de deux grands serviteurs de l’État, en la personne des regrettés Okala Janvier et de sa majesté Khatou Ndengue. L’un arriva jusqu’à la présidence et le second fut député qui était un personnage fascinant marqué par la bienveillance propre chez les Vutés.
SA MAJESTE MVEIMANI SOMBO AMBA.
je n’ai pas encore eu l’honneur de le rencontrer en personne, mais dont j’ai eu la chance de connaître chaleureusement le père et le grand-père, représente indéniablement une figure de majesté, de rigueur et de sagesse, à l’image de ses illustres prédécesseurs. À travers les récits qui me parviennent, il s’investit pleinement dans le développement de la cité de Ngoro. Il est d’ailleurs largement reconnu pour son implication dans l’avènement de l’électrification et de la téléphonie mobile, des avancées qui favorisent la communication avec le reste du monde et qui sont le fruit de ses efforts personnels. Sous sa gouvernance éclairée, la modernisation de la cité s’est pleinement concrétisée, témoignant de son leadership visionnaire. En qualité de chef supérieur des Sanaga, il incarne aujourd’hui la vision novatrice du renouveau de ce paysage pittoresque, porteur d’un avenir prometteur. Son engagement pour la rigueur et son attachement aux valeurs du vivre-ensemble transparaissent dans ses actions visant à rapprocher les peuples et les cultures.
Les missionnaires de la petite Chapelle
Pour parler de Ngoro normalement on commence toujours par la chapelle. Vestige d’une ancienne abbaye, est ornée de nombreux détails qui évoquent le passé des missionnaires, notamment le père Tseber, dont la présence a laissé une empreinte indélébile dont je ne m’abstiendrai de raviver les mémoires. Dans les années 70, ce sont les missionnaires français qui dirigeaient la chapelle, une présence réconfortante dans notre communauté.
Leurs infirmières, si aimables et attentionnées, nous faisaient don de vêtements pour nous les tout-petits. Il suffisait de leur apporter des feuilles de patates pour leurs lapins et du charbon de bois pour repasser les vêtements, et en retour, nous étions gratifiés de précieux habits pour l’école. Chaque week-end, on était en file indienne, le visage noirci par un baluchon plein de charbon sur la tete en direction de la chapelle pour obtenir une culotte ou une chemise. Les missionnaires français de cette époque ont apporté un bien-être indéniable à notre communauté, et nous leur en sommes profondément reconnaissants.
C’est précisément ce qui m’inspire à écrire sur Ngoro, cette vieille ville qui a été témoin de ma croissance, le lieu où j’ai effectivement commencé l’école et planté les premières graines de l’enfance. Des souvenirs d’adolescence comiques et tragiques restent gravés en moi, bien que je ne puisse les partager ici. Ce que je tiens à souligner, c’est mon amour passionné pour mes régions. C’est l’amour de l’écrivain qui ne nourrit aucune ambition politique. Parce que chez nous quand on aime son pays, on croit qu’on cherche à être élu. Un écrivain, un vrai écrivain ne laisse pas l’écriture pour des petits pouvoirs. On laisse cela à ceux qui sont assoiffés du pouvoir. L’écrivain est un homme libre qui ne rend compte qu’à sa conscience.
Baobab Bar
Ngoro était autrefois un endroit de détente pour les fonctionnaires de Yaoundé, venant se ressourcer et échapper au stress de la capitale, pour les accueillir on mit en place Baobab Bar, la célèbre boîte de nuit de l’époque. Cependant, comme tous les grands arbres, « Baobab Bar » a fini par s’effondrer, un souvenir que je n’approfondirai pas ici. Mais avant cela on avait vu Baobab Bar dans ses grands jours, témoin de rencontres enchantées. Il ouvrait ses portes à la république, les voitures s’alignaient comme dans un ciel étoilé. Chaque week-end se transformait en un éternel 14 février, où les hommes arrivaient seuls, et les couples se formaient créant ainsi des unions dignes des contes de fées.
Dieu seul sait comment les femmes, d’une beauté comparable à celle des « tignares » que j’ai eu la chance d’admirer au Sénégal, illuminaient la soirée de leur éclat mystérieux. Sous les lumières tamisées, les corps se mouvaient gracieusement au rythme envoûtant des mélodies kényanes, créant une atmosphère de fête. La piste de danse devenait un lieu où les cœurs s’entrelaçaient, où chaque pas de danse devenait une déclaration silencieuse d’amour. Et ainsi, la nuit s’étirait jusqu’au petit matin, où les étoiles pâlissaient face à la splendeur de ces moments partagés, laissant derrière elles l’écho d’une romance mémorable, née dans l’enceinte chaleureuse du Baobab Bar.
La grande famine
C’est un de mes mauvais souvenirs, elle s’est passée entre 1973 ou 1974, Ngoro fut frappée par une terrible famine. Où ne sait d’où elle venait. Les gibiers se faisaient rares dans la brousse, pas de légumes à récolter, aucune récolte de termites ou de chenilles. Nous nous contentions de couscous de maïs accompagné d’un plat spécial concocté de piment, une épreuve difficile à endurer. La population errait comme des âmes en peine, affamée, épuisée par ce sombre mois de septembre. On voyait des enfants chercher des fruits à longueur de journée, avec la barbe qui prématurément avait poussé dans une bouche pâteuse.
Tout le monde serrait les dents pour résister à la tentation de manger des herbes sauvages. Les rires avaient fait place à une mélancolie verdâtre, témoignant de l’état affamé de nos estomacs mal nourris. Les élèves marchaient en titubant, la gorge serrée, dormant debout. Le paysage lui-même était désolé, les grands-mères priaient ouvertement aux carrefours pour implorer le ciel. Toutes les poules avaient déserté les poulaillers, et les propriétaires tâtaient leurs ventres pour vérifier si des œufs étaient en gestation. Si c’était le cas, ils introduisaient deux doigts dans l’anus de la poule pour extraire les œufs en formation.
Certains d’entre nous se rabattaient sur les tronçons de « Cissogo » trouvés sur la route du stade, tandis que d’autres se nourrissaient d’herbes inconnues récoltées près de l’eau. C’est durant cette période que je suis devenu un chasseur d’escargots, même si ces derniers étaient étrangement rapides, presque aussi agiles que des rats. Ngoro était devenue une parcelle de bonheur teintée de désespoir. La famine avait frappé fort, déprimant toute la communauté. Ceux qui me reprochent aujourd’hui de manger trop de piment ne comprennent peut-être pas l’origine de cette habitude.
La légende raconte qu’un vieux homme, en colère et délaissé, aurait uriné dans une rivière sacrée, maudissant ainsi le village entier. Cette colère découlerait du fait que les habitants n’auraient pas pris soin de sa femme décédée pendant son absence ; quand je souviens que ce vieux battait sa femme tous les vendredis après la prière, tous les voisins auraient préférés qu’elle se libère enfin de ce gourou qui avait pourri sa vie. Il se refugia à Ngambé Tikar. Là-bas, il aurait affronté un buffle qui venait de perdre un nouveau né, comme Ngannou il fit son combat du siècle. Il sortit vainqueur, mais laissa deux côtes et un une jambe dans la mâchoire du buffle qui après l’avoir avalé mourut dans ses bras.
La sage femme tousseuse
C’était également l’année des toux persistantes. Toute la cité était prise de quintes de toux, provoquées par la sage-femme tousseuse, les enfants sortaient des ventres en toussant. On passait nos petits vacances à Ngamba, petit village remplis de guérisseurs-appelons-les comme ça. Ceux-ci nous remplissaient le ventre avec les feuilles d’oignons, après les visions des crabes. Comme le murmurent les crabes, la vérité émerge des profondeurs, portant en elle des messages que nous interprétons à notre manière. Dans mon cas, un message révélé par un crabe a émergé, mais je n’en ai compris la signification que trente ans plus tard.
Après une incantation, nous nous sommes retirés pendant quinze minutes, pour revenir et découvrir les guérisseurs en liesse, comme si j’avais réussi à un examen. « Victoire, victoire, victoire », a-t-il proclamé. Nous avons célébré immédiatement cette nouvelle ; mais il a fallu attendre trente ans de plus. Les feuilles d’oignons firent le reste dans mon ventre. Tous les matins, un nouveau met avec des incantations. A minuit on se réveille pour des incantations. A midi les yeux fixés vers le soleil, des incantations, dans les rivières. Autour des arbres sacrés qui apparaissent et disparaissent sous nos yeux. Des feux de braises, des marmites bouillantes, on passera par toute sortes d’épreuves.
Que j’aime Ngamba, on t’apprend même à lancer des sorts. Aujourd’hui c’est un quartier doux et bienveillant, tous les ténors de ce rite sont partis. Ce quartier avait hérité d’une grande partie des terrains vallonnés au nord de la cité, offrant ainsi les meilleurs champs de maïs. En plein centre-ville de Ngoro, il y avait des boutiques et le bar de Bakanè, un homme respecté à l’époque. Dans les années 70, il était riche, principalement en tant qu’exportateur de cacao en gros. Très célèbre pour ses ventes massives, avec son complice, Balla le chauffeur, qui arrivait en soirée avec un bus rempli de passagers. Il possédait également des camions et occupait sa place habituelle à la droite du chauffeur.
C’était une époque faste, une belle jeunesse, et on peut imaginer la suite de l’histoire. Ngoro était alors prospère, mais sans excès ni avidité. Les hommes profitaient de chaqu’instant avec modération, savourant des moments de plaisir entouré de ses grands hommes.
L’impôt
Au cœur de cette période de famine, l’ombre de l’impôt planait. Alors que les habitants étaient plongés dans la désolation, l’administration ne cessait de réclamer ses impôts. Les agents de l’État, terrorisaient la population avec cette affaire d’imposition. Comment pouvait-on exiger des impôts d’une région qui, à cette époque, ne possédait ni électricité, ni écoles modernes, ni enseignants, ni routes, une région qui souffrait d’une pénurie de tout. Beaucoup d’adultes cherchaient refuge dans la forêt pour échapper à cet impôt, à l’exemple du père Ditsé, un homme fort remarquable et très charismatique, un véritable vestige vivant des temps anciens. D’autres feignaient la folie pour échapper à cette pression fiscale.
La demande pugnace des chefs ajoutaient la dure épreuve. J’ai toujours soutenu la nécessité de venir en aide d’abord aux plus démunis. J’ai longtemps salué le président Paul Biya pour avoir eu la générosité de supprimer de tels impôts qui donnaient aux forces de l’ordre un prétexte pour opprimer ceux qui avaient déjà si peu. Cependant, je suis conscient que ses successeurs, souvent déconnectés des réalités des zones rurales, pourraient bien rétablir ces impôts. Ils manqueront de compassion, préférant distribuer des coups plutôt que des sourires.
L’école principale.
L’école principale, aujourd’hui transformée en gendarmerie, était dirigée par Medjeng Luc, un homme rigide qui réprimandait sévèrement ceux qui osaient parler leur langue maternelle dans la cour de récréation. Il se tenait toujours en haut des marches, vêtu de son pantalon en satin brun orné de broderies anciennes, guettant attentivement ceux qui utilisaient le Vuté, la langue officielle de la cité de Ngoro. Lorsqu’une personne avait commencé à converser en patois, elle interrompait soudainement son discours dès que le directeur apparaissait. Le père Medjeng Luc, connaissait les noms de tous les enfants de l’école, il les mobilisait pour la construction de sa maison personnelle.
Chaque fois qu’un nouvel appartement était en cours de construction, toute l’école se mettait au travail, dans le tumulte et l’effervescence, sous le regard serein et impassible de notre directeur. Sa veste bleue marine je m’en souviens, à force d’être portée, avait viré au gris. À l’école, les plaisanteries étaient rares. Medjeng faisait la loi. La confiance que nous avions dans ses mains habiles et la tranquillité de son regard calme suffisaient à discipliner les élèves paresseux.
Oh que cette région a perdu ses plus beaux enfants ! Le programme scolaire utilisait les manuels IPAM, tandis que les missionnaires enseignaient l’histoire de Mamadou et Bineta, qui devenaient grands. La langue couramment parlée par les habitants de Ngoro, en particulier les Sanagas, était le Vuté. Cela semblait être le résultat de la forte présence historique des Vutés dans cette région, ayant conquis par la force leur place. Il est bien connu dans l’histoire du Cameroun que les Vutés étaient une tribu de guerriers, et ils excellaient dans cette discipline. C’est pourquoi ils ont été dans le peloton de tête qui est parti de Fort Lamy à Birhakeim.
L’école comptait déjà un grand nombre d’élèves, chacun faisant preuve de patience à sa manière. Le pasteur Songsaré avait également beaucoup contribué à la communauté, notamment à Yanbga, où il avait été à l’origine de la création de l’école principale de Yangba. Il a d’ailleurs enseigné le chef de Yangba actuel, Yangou Moise, dans les années 68-69. Le matin, il était agréable de monter sur la passerelle pour observer les anciens rentrer des champs, portant des sacs de manioc sur la tête. Malheureusement, les années suivantes, le manioc deviendra de plus en plus rare à Ngoro et c’est le Maïs qui prit la place.
La messe du dimanche
C’était jour de retrouvailles, où l’on se rendait à la messe non seulement pour prier, mais aussi pour assister à un spectacle bien particulier. À Ngoro, la tradition est solidement ancrée, et ce n’est pas l’église qui risque de la modifier. En effet, l’église était le lieu privilégié pour régler les différends : après la messe, les querelles éclataient, et l’on pouvait observer les fidèles se chamailler tout au long du chemin jusqu’à chez eux. Pendant longtemps, nos prières dans cette église étaient empreintes du désir de voir notre village progresser.
À l’époque, le père français était le prêtre en charge, mais il fut ensuite remplacé par le Père Tseber, qui apporta une touche d’élégance rare à l’église. Le Père Tseber était un homme d’une quarantaine d’années, bien bâti avec une silhouette sculptée. En ville, il arborait souvent un jean, parfois complété par sa soutane blanche maintenue par une ceinture. Une imposante croix ornait sa poitrine, et ses cheveux noirs et clairsemés encadraient son visage. Ses yeux, brillants et perçants, semblaient enflammer une doublure dans l’espace qu’il regardait.
Il avait une allure en avance sur son temps, avec une instabilité dans son regard qui se perdait dans les décors. Sa silhouette attrayante captivait les fidèles, et tout le village le considérait avec une affabilité naturelle, une tolérance et une confiance qui lui étaient innées. Le père Tseber, avec ses yeux éclatants, savait charmer son auditoire par ses homélies éducatives. Il avait également une personnalité intéressante, il aimait les jolies princesses, s’y installa carrément et l’allumait en bon prêtre. Il prit la petite paroisse de Ngoro alors en pleine croissance, mais de nombreux paroissiens partaient sans faire le signe de croix à la fin de la messe.
Il se déplaçait fièrement à travers les quartiers et pouvaient reconnaitre à 300 mètres la gonsesses qui passaient, « voilà Monique qui passe de loin » disait-il. Sa soutane couvrait souvent ses chaussures noires, généralement des bottines. Lorsqu’il assistait aux soirées messes organisées dans les petites contrées, il arborait un large bord de type « Playboy » sur la tête, rappelant les acteurs de westerns du Texas. Le père Tseber est un patriarche oublié. Paix à son âme et continuons de prier pour lui.
Unité de Ngoro
Sur le plan sportif, l’Unité de Ngoro occupe une place inoubliable dans mes souvenirs. C’est là que j’ai découvert les premières destinées du football. Lorsque l’on parle de la perspicacité de Ngoro dans la vie, le football est le premier aspect qui vient à l’esprit. J’ai eu le privilège de voir des joueurs d’une compétence totale, des joueurs exceptionnels. Parmi eux, je peux citer Niwané Daniel, Benjamin Mee, Nyanda Bertille (alias 404), Mboré Simon, Mbaffa, Ngbong Lazare (le capitaine), Mbakané Lazare, Dimi Ngounda, Amassoka, Messoh, Toto Ngoundou Jacques, Bélinga Tangwa, Goulbi alias Kakoko. Lorsque l’équipe de l’Unité de Ngoro entrait sur le terrain, la cité vivait son heure de gloire.
L’excitation était telle que la ville semblait s’arrêter pour un moment. Tout était en jeu, même une certaine dose de fétichisme. Gagner un match signifiait bien plus que la victoire sportive, c’était une affirmation de la supériorité culturelle d’une ville sur une autre. L’enjeu n’était plus seulement sportif, il était devenu culturel et épique. Nous jouions également pour obtenir un penalty pendant le match, car les buts étaient rares. Lorsqu’un penalty était accordé, le match s’arrêtait pendant au moins dix minutes, tant la joie était débordante. Et tous les spectateurs entraient sur le stade regroupé derrière le tireur.
Il n’y avait pas de filet à l’époque. Si le ballon était passé au dessus de la barre transversale, il y avait des fortes chances que le but soit reclamé avec vigueur, et l’arbitre par peur pointait accordait le but. Notre principale menace était la ville de Makenéné et de Bokito, et même aujourd’hui, je préfère éviter d’entendre parler de ces deux villes. Malgré toutes nos stars, elles parvenaient parfois à nous battre. Enfant, je n’arrivais pas à comprendre comment ces deux villes pouvaient s’imposer face à nous. Lorsque ces deux villes s’affrontaient, c’était comme si une guerre va éclater. Il ne fallait surtout pas que l’équipe de l’Unité encaisse un but, sinon vous risquiez d’entendre parler de hors-jeu, et le match devenait compliqué à gérer. Nous, les plus jeunes, préparions des sacs de pierres en cas de défaite.
Si nous perdions, chaque joueur adverse recevait un gros caillou sur la tête en quittant le stade. Le football a engendré bien des rivalités à Ngoro, et je me souviens d’une année où même sa majesté le chef Khatou en personne venait donner des consignes à ses protégés pour la victoire. J’étais là, tout près. La meilleure consigne était « Breb Breb », c’est-à-dire rester deux par deux. Il insistait également pour que le libéro ne dépasse pas le rond central, restant toujours en position d’arrière. Le gardien se nommait Kakoko, et il n’était pas très différent de Thomas Nkono. Pour vous replonger dans un moment mémorable du match entre l’Unité et Makenéné, permettez-moi de vous narrer l’action suivante :
« Deux attaquants adverses se sont retrouvés seuls devant les buts de Kakoko et l’ont dépassé. Celui qui détenait le ballon a feint de tirer à gauche, mais a finalement passé le ballon à son coéquipier à droite pour le but final. Kakoko est dribblé se trouve désormais derrière les deux joueurs, ainsi battu il se trouve hors de portée du ballon, les deux attaquants ont les buts vides devant eux, il ne reste plus qu’à marquer, mais leur tir frappe le poteau droit, le ballon revient vers Kakoko qui effectue un double plongeon et le saisit. Alors que tout le monde criait « Ulieu », comme un magicien il présente le ballon. Un miracle s’était produit sous nos yeux. C’est ce jour-là qu’il a hérité du nom de Kakoko, en hommage au joueur zaïrois qui venait de remporter la Coupe d’Afrique des Nations en 1974. Ce geste restera à jamais gravé dans ma mémoire, et Kakoko est devenu la vedette du village. »
Ngoro aujourd’hui
Aujourd’hui, le présent n’a que peu d’importance pour moi, si ce n’est pour constater que les gens ont des montres, tandis que nous, nous possédons le temps. Lorsque je reviens à Ngoro, je contemple les choses, je ris, et je me dis que ce beau village a vieilli, bien que l’on puisse penser qu’il soit devenu jeune. Tout simplement parce que les gens semblent oublier leur propre histoire. C’est comme une course éphémère, pourtant, le temps s’étire et s’étend comme un serpent qui perd ses écailles et oublie où il les a éparpillées. Il y avait un véritable art de vivre, et on se demandera toujours pourquoi une cité qui a produit des centaines de milliers de tonnes de cacao et de bois est toujours aussi pauvre, malgré ses voitures rutilantes et ses élites de plus en plus nombreuses. Dans cette ville, il y a encore des personnes qui souffrent de la faim.
Ne vous laissez pas berner par les images charmantes du dimanche ou par les poteaux de communication qui semblent embellir la cité. Il y avait des ouvriers de la scierie dont le salaire n’a pas dépassé 25 000 francs pendant 15 ans de travail acharné. Ces travailleurs vivent toujours dans des maisons plongées dans l’obscurité, qui peut-être ne verront jamais la lumière blanche d’une ampoule. Ils sont sans protection sociale. 25 000 f cfa j’ai vu ces fiches de paie, je n’en revenais pas. Il y avait d’autres qui avaient 16 000 f cfa. Par exemple l’homme chargé de la sécurité. Cependant, il faut honorer Ngoro ; je ne peux jamais l’oublier, comme je l’ai écrit dans l’un de mes livres intitulé « Revoir Yangba ».
Je l’ai dit parce qu’elle a été une source de réconfort pour ma mémoire d’enfant. Cependant, je n’oublie pas que même dans ces quartiers pauvres et très populaires d’antan, malgré leur éloignement, la misère prend prend place dans une dimension grandiose. Il y a aussi dans ces petites villes des eaux troubles, tout comme dans les grandes cités. Il faut venir à Ngoro pour comprendre comment une heure peut paraître dix fois plus longue. Les faits divers prenaient souvent une tournure dramatique, comme l’altercation du père Tamina, qui perdit un œil au cours d’une bagarre. On était venu pour le tuer, une scène si cruelle et tragique que les témoins présents s’étaient d’abord enfuis avant de venir porter secours au blessé. On dit que Ngoro est une cité calme, mais lorsque la colère gronde, c’est ainsi qu’elle s’exprime.
Pour apaiser les ardeurs des Ngorois enclins à une violence discrète, une gendarmerie fut rapidement installée. Ngoro comptait des individus forts, tels que Calvin, Adongo, Edouké, pour n’en citer que quelques-uns. Cependant, Adongo fut neutralisé par Djaka Catherine, une ancienne aventurière de Yaoundé. Le combat qui s’ensuivit fut épique, la jeune femme terrassa l’homme à quinze reprises sous mes yeux ébahis. Adongo était totalement tétanisé. Catherine, une fille qui avait des pieds comme du fer, et qui n’avait pas peur des hommes. Ceux qui étaient en couple avec elle s’en souvienne. Pour ce qui est des élites, Ngoro en a compté, car la mission catholique formait admirablement les enfants, et l’expérience de Medjeng Luc venait s’ajouter à cette richesse éducative.
Les élites
J’ai toujours mentionné par expérience que les élites de Ngoro préfèrent garder ses distances une fois parvenue au sommet de son succès. Même ici à Paris c’est la dure réalité. Aucune visite n’est tolérée, aucun contact n’est bienvenu. Si vous avez l’audace de vous présenter à sa porte sans rendez-vous, vous vous entendrez poser la question : « N’es-tu pas venu chercher ma femme ? » comme cette anecdote qui me revient à l’esprit. Je venais de terminer mes études dans les années 90 à l’université de Yaoundé. J’ai décidé de rencontrer un membre de cette élite de Ngoro à Douala, dans l’espoir de lui présenter mon CV.
Il occupait un poste élevé au sein d’une grande entreprise bien connue. Les souvenirs de cette rencontre me donnent encore des frissons lorsqu’il s’agit de l’évoquer. J’aimerais ajouter que la femme de cette élite fut ma camarade de la classe première au lycée technique de Bertoua. Les gardiens m’avaient mis en garde. Il ne recevait que sur rendez-vous, et il nous tenait informés de ses rendez-vous. Dans mon cas, il n’en était rien. J’ai expliqué que c’était sa femme, une ancienne camarade de classe, qui avait organisé cette rencontre. Les gardiens toujours prudents avaient préférés me laisser attendre à la guérite que de l’accompagner chez lui Lorsque.
J’ai fait deux heures sur place. Le grand frère, je l’appelle, passe enfin dans sa voiture en compagnie de ses enfants qui me regardent comme lui curieusement. Il m’apostrophe et me reconnait, il m’a fait monter dans sa voiture en toute discrétion, me conduit dans un endroit isolé, puis le sermon commence : « Qui t’a dit de venir chez moi ! Qui t’a permis de venir chez moi ! À peine je veux m’expliquer, il poursuit « qui t’a dit de venir chez moi » « Tu as marché sur un pot de fleurs. Celle qui te soutient ne sait rien de ce que je fais. Qui t’a dit de venir chez moi… » Il a répété cette phrase au moins dix fois, parlant en français tandis que je répondais en patois. Reprenant en patois lorsque je veux essayer en Français. Je suis resté sur un seul mot, « je… » La situation était extrêmement frustrante, si bien que je n’arrivais pas à sortir de la voiture sans ordre, devant ses filles. Ensuite, il m’a montré ma partie de mon dossier qu’il avait coupé en deux dont l’autre partie était dans une poubelle comme il me le fit savoir. Puis un regard dur m’a poussé vers la porte et il a démarré.
J’entendais le vrombissement lointain du moteur et voyais les lumières des clignotants s’éloigner. J’ai contemplé l’horizon, ces moments de la vie qui sculptent un individu. J’étais comme une porte lourde qui se refermait sur une crypte. Pauvre de moi, je l’avais bien cherché. Le courage mêlé à l’imprudence de vouloir rencontrer des personnes par émotion est souvent très risqué. Un autre que j’avais cherché à rencontrer sans préavis, m’a fait attendre de 8h à 17h pendant 5 jours jusqu’à ce que je renonce de passer. Celui-là alors c’est lui qui m’avait demandé de passer lorsque je lui ai posé mes doléances au cours d’une rencontre en ville. « Passe me voir au bureau » m’avait-il dit. Comme le premier cas, les gardiens m’ont signalé qu’il est là, « tu as été annoncé, il demande d’attendre » Chaque jour pendant une semaine. » C’est ainsi que j’ai grandi avec ce regard sur la vie.
Une autre élite chez qui j’ai séjourné à Yaoundé lors d’un passage m’a caché sa femme tout au long de mon séjour chez lui, comme si c’était elle que je venais chercher. On disait souvent que mes airs de Play Boy faisaient tomber mon entourage, alors que mon attitude n’était qu’une façade. Un autre cas plus compliqué s’est présenté dans l’une des plus grandes entreprises du Cameroun, spécialisée dans les alcools. J’y suis allé, j’ai demandé à voir la personne en question, on m’a annoncé… On est venu me dire qu’il était en voyage et qu’il serait de retour dans un mois. Pourtant, une semaine plus tard, je l’ai aperçu dans mon quartier où il était venu faire réparer sa voiture.
Je l’ai abordé en lui expliquant que j’étais passé par son bureau, mais qu’on m’avait dit qu’il était absent. Il m’a répondu en me décrivant la chemise rouge que je portais ce jour-là… J’étais comme paralysé, incapable de prononcer un mot. Je l’ai quitté poliment. Donc il était bel et bien là. Lors de ma dernière visite au Cameroun, j’ai rendu visite à un administrateur de haut rang, presque de ma génération. Il m’a presque ignoré, croyant que je venais d’un petit village voisin. Il ne m’a même pas offert une chaise, me recevant sur le seuil de sa porte pendant 15 minutes. J’étais debout et lui assis. Ce n’est qu’à la dernière minute de notre entretien qu’il a réalisé, dans nos derniers échanges, que je vivais en Occident. À ce moment-là, il a voulu changer d’attitude, mais c’était déjà trop tard, car je m’apprêtais à partir.
Les gens ne t’accueillent que lorsqu’ils voient un intérêt en toi, et tu n’intéresses personne quand tu n’as rien à offrir, je ne parle pas offrir du matériel l’intérêt peut être ailleurs. J’ai eu d’autres rencontres empreintes d’humour, mais je préfère m’abstenir de les raconter. Cependant, la rencontre la plus difficile a été celle avec un membre de l’élite de Ngoro à Casablanca lors de mon séjour au Maroc. Pourtant, il donnait l’impression d’être de bonne humeur, un homme visiblement affable, médecin. Malgré mes efforts pour établir des liens avec lui qui essayaient de lui raconter les obsèques d’un de ses frères que j’eus à assister, il est resté froid, indifférent et distant du début à la fin.
Il n’a pas fait de commentaires sur les informations pertinentes concernant sa famille que je connaissais bien. Chacun de nous a une anecdote de ce genre dans sa vie. Si je n’avais pas eu d’autres expériences avec d’autres ici à Paris à mon arrivée, j’aurai cru que c’étaient des cas isolés. Peut être les générations de demain changeront je le souhaite vivement. Ces rencontres ont été des leçons positives pour moi, car elles m’ont appris qu’il faut se battre seul. Depuis ce moment, je n’ai plus jamais cherché à approcher quelqu’un. Peut-être moi-même je suis devenu comme ça mais je sais que j’ai toujours cherché les frères quand j’arrive dans pays ou une ville nouvellement. Je ne saurais dire combien de frères ou des camerounais, j’ai aidé à obtenir des postes dans les entreprises lorsque j’étais directeur des ressources humaines.
Je mets toujours mes relations au service de mes compatriotes camerounais et africains, en particulier les Mbamois. Du Gabon au Sénégal, en passant par la Mauritanie, l’Italie et la France, c’est ce que j’ai fait. J’ai aidé près d’une cinquantaine de familles, et cela ne m’a jamais fatigué. Je n’ai rien perdu à le faisant, bien au contraire, j’ai gagné en sérénité. C’est une source de joie pour moi d’aider les autres, et j’ai l’impression de progresser continuellement. Bon…Il ne faut jamais se plaindre des gens, car on ne sait jamais pourquoi ils agissent de la sorte. Certains ont vécu des ingratitudes et ont été trahis par ceux qu’ils avaient aidés.
Je ne blâme personne de ne pas m’avoir aidé, peut-être que je ne le méritais pas. L’essentiel est que Ngoro continue à vivre avec espoir, et la lutte pour sa grandeur se poursuit. J’essaie d’écrire sur Ngoro d’une manière inhabituelle, car notre village appartient à nous tous. Ngoro demeure le décor essentiel où se joueront les destins des hommes. Ngoro est un décor intemporel où règne depuis des siècles une belle chaleur humaine. Nous passerons, nous passerons. Peut-être allez-vous être surpris au fil des lignes de ce long article des idées que j’ai émises. Il y a toujours un intérêt à connaitre son pays, voire ses secrets. Car connaissons nous réellement le pays où nous habitions l’apprécions-nous réellement à sa juste valeur ? Ecrire aussi n’est-ce pas un hymne à la beauté du patrimoine passé et présent de notre ville ?