Interview réalisée par Hilaire Sopie
Cette interview, réalisée il y a trois ans, au sujet de mon livre avait été initialement publiée par Hilaire Sopie. En raison de l’actualité littéraire qui entoure le personnage principal du livre, j’ai choisi de le republier puisqu’on ne le retrouve plus les traces de la première publication. Ce livre intitulé » Le Retour du roi Rudolf Manga Bell a inspiré certains auteurs sur les personnages historiques, ce qui est déjà très bien parce qu’il sert aujourd’hui de classique au romantisme camerounais. Je vous laisse découvrir ce qui avait été dit au cours de cet entretien qui date déjà.
Ce qui saute immédiatement aux yeux dans « Le Retour du Roi Rudolf Duala Manga Bell », c’est la manière dont l’intrigue se déploie. On assiste au retour du roi qui pénètre dans la cité pour renouer avec ses concitoyens. L’auteur nous dresse le portrait d’un homme doté d’une connaissance approfondie de la situation. Il déclare, avec une assurance presque omnisciente, « Vous m’avez manqué et je sais ce qui s’est passé ici. » Au-delà de l’aspect exceptionnel de ce retour royal, semblez-vous considérer l’écriture comme l’endroit où l’histoire peut préserver la mémoire des hommes et les empêcher de sombrer dans l’oubli ?
Mon enthousiasme était palpable lorsque j’ai pris la décision d’écrire ce livre, motivé par trois raisons fondamentales. La première d’entre elles trouve son origine en 1992 à Yaoundé, où j’ai eu la chance d’avoir pour professeur le Père Ngongo en histoire des institutions. Son enseignement, empreint d’une élégance raffinée et charmante, m’a profondément marqué. Sa manière captivante de dispenser ses cours exerçait sur moi une fascination indéniable. La deuxième source d’inspiration m’est venue de Rabier Bindji de Canal 2, qui a réalisé une émission consacrée au roi Duala Manga Bell. Cette émission m’a littéralement enchanté et a renforcé mon intérêt pour cette figure historique.
Enfin, la troisième raison qui m’a poussé à entreprendre cet ouvrage fut la demande insistante de mes élèves. À la fin d’une de mes leçons, ils m’ont supplié de leur raconter une histoire d’Afrique. J’ai accédé à leur demande en contant l’histoire de Duala Manga Bell. À la fin de mon récit, j’ai chanté « Teté kombo, » ce qui a déclenché une vague de joie dans toute la salle. Je me suis arrêté là, croyant en avoir terminé. Cependant, à ma plus grande surprise, lors du cours suivant, ils ont réclamé à l’unisson la même histoire, manifestant ainsi leur appétit insatiable sur l’héroïsme du roi. À partir de ce moment-là, l’histoire de Duala Manga Bell a pris pour moi une nouvelle dimension, devenant une source d’inspiration pour un récit romantique. Dès que j’ai pris la décision de rassembler mes idées, les intrigues ont commencé à s’entremêler les unes après les autres. J’ai alors entrepris d’imaginer les péripéties de la vie d’un homme public dans sa sphère privée.
Pour ce faire, j’ai d’abord cherché à comprendre ce qui avait déjà été dit à son sujet. Les interviews de Kum’a Doumbé III, véritable mémoire historique du personnage, m’ont été particulièrement utiles, tout comme l’émission du journaliste Diwouta de STV2 avec un invité au nom d’ Ekwalla. Je leur rends d’ailleurs un sincère hommage. Cependant, j’ai décidé de ne pas simplement répéter l’histoire telle qu’elle avait été racontée, mais plutôt de créer ma propre version tout en restant fidèle à la réalité.
Dans mon récit, Duala Manga Bell est accueilli sur les rives du Wouri par une foule de 200 000 personnes qui l’attend avec impatience. Une petite fille l’aperçoit de loin et alerte la foule en s’écriant : « Regardez là-bas, il y a de l’agitation sur le fleuve ! Le voilà qui arrive. » La foule retient son souffle, et un patriarche confirme : « Oui, c’est bien lui qui arrive. » Lors de son premier discours, il déclare : « La passion de vous retrouver me consumait… Ce pays m’a manqué, vous m’avez manqué… J’ai aimé cette terre, et je savais que la ville de Douala grandirait grâce au courage de ses enfants. Je savais que des hommes viendraient de partout par amour pour elle, et que leur dévouement imprimerait la marque de la grandeur avec tous leurs talents. Cette ville embrasse toutes les tribus ; chaque enfant qui s’installe ici contribue à son rayonnement à sa manière… L’esprit qui m’a engendré est le même qui me ramène ici… »
S’agit-il d’une intrusion parmi les doualas ou d’une forme d’expression destinée aux doualas ?
Absolument pas. Rudolf Douala Manga appartenait à l’ensemble du « Kamerun ». Son histoire, son engagement étaient liés au peuple camerounais dans son ensemble, que ce soit le peuple d’autrefois ou le peuple d’aujourd’hui. En tant qu’écrivain, je ne pouvais pas ignorer une histoire aussi noble, qui captivait l’ensemble de l’amphithéâtre, en particulier avec le professeur Ngongo qui la racontait en première année à l’université. Duala Manga Bell fut la toute première figure intellectuelle camerounaise de tous les temps, si l’on considère un intellectuel comme une personne dont les idées ont acquis une notoriété et une autorité, et qui défend les intérêts de son peuple jusqu’à sacrifier sa vie, qui refuse les idées faciles et les certitudes complaisantes, sans jamais avoir de remords pour lui-même. celui-ci doit incarner la grandeur d’une nation.
Lorsque vous étudiez l’histoire de Duala Manga Bell, vous découvrez qu’il possède toutes les qualités des grands leaders. C’est l’homme en Afrique, et je tiens à souligner, en Afrique, qui a l’histoire la plus fascinante de ce continent. Les figures de Um Nyobe et de Sékou Touré sont venues plus tard. Gandhi en Inde, Koaki Mabo chez les aborigènes en Australie, Malcolm X, et plus récemment Nelson Mandela sont tous des grands acteurs, mais ils sont tardifs dans l’histoire. Douala Manga Bell est le pionnier du nationalisme à l’échelle mondiale, je pèse mes mots.
À son arrivée dans le récit, même les patients quittaient leurs lits d’hôpital pour ne pas manquer l’opportunité de le voir. Les arbres semblaient éclairés comme des lampadaires, tandis que dans les savanes, les lions faisaient la paix avec toutes les autres créatures. Les herbes fanées retrouvaient leur éclat, les fleurs roses le long du fleuve se teintaient de rouge, transformant l’horizon en un bleu éblouissant. Même le Grenadier, un poisson rare des profondeurs océaniques, émergeait pour nager à la surface. Les fruits mûrissaient instantanément à l’approche du roi, rassemblant non seulement les peuples, mais également tous les êtres vivants de son royaume. Cette expérience transcende l’identité Sawa pour embrasser une identité multiple, marquée par une profonde connexion avec la nature.
C’est exact. L’identité Sawa est intrinsèquement liée à l’identité camerounaise. Elle révèle la découverte d’une seule et même famille : le Cameroun. C’est un être exceptionnel comme Duala Manga Bell qui peut réunir cette famille et renouer avec cette nature. C’est pourquoi, à son arrivée, tous les paysages s’illuminent. Les êtres humains, les animaux, les poissons, jusqu’à la nature elle-même qui communique à travers la maturation des fruits sur les arbres. Dans mon livre, je pars de l’identité Sawa pour explorer une identité multiple, car la littérature est une activité en constante évolution. Je considère l’identité comme une qualité que l’on peut préserver pour affirmer notre singularité, mais non pas pour revendiquer une supériorité. Elle devient ainsi une activité extraordinaire qui s’étend à tous les horizons.
Nous, les écrivains, avons le privilège d’accéder à toutes les sphères de la vie. Nous sommes les gardiens de l’instant présent, du passé et de l’avenir. Nous nous exprimons dans toutes les dimensions de la vie. Il est vrai que de nombreux Européens écrivent sur nos vies, nous façonnant à leur image. Par exemple, l’histoire fascinante de Chaka Zoulou est captivante, mais ce n’est pas à l’Occident de l’écrire ou de la mettre en scène pour nous. C’est à nous d’assumer la responsabilité de concevoir notre propre histoire, en puisant dans nos instincts les plus authentiques. Il y a des Antillais tels que Maryse Condé et Aimé Césaire qui ont écrit sur le Congo et réalisé un remarquable ouvrage sur les rois dogons. En tant que Camerounais originaire du centre du Cameroun, pourquoi ne pourrais-je pas écrire sur Douala Manga Bell ?
La littérature est une activité unique en son genre qui transcende les barrières et les frontières. Le Retour de Douala Manga Bell représente ainsi un voyage dans l’histoire, un retour vers le passé et un appel aux générations futures. Il est essentiel de combler des lacunes pour redécouvrir des émotions inédites. Ce livre est avant tout une voix, la mienne, mais désormais, pour ceux qui le souhaitent, il peut devenir la leur. Cependant, il peut également être perçu comme une œuvre de pure littérature. Je n’exige pas d’être apprécié, car la vie de Manga Bell mérite d’être relatée à travers tous les genres littéraires, et il aurait pu être adapté au cinéma, tout comme de nombreuses autres histoires fascinantes.
Les jeunes d’aujourd’hui montrent un intérêt limité pour leurs héros. Pourrais-tu nous rappeler qui était Rudolf Douala Manga Bell, afin d’enrichir notre connaissance de notre histoire ?
La réponse à cette question est accessible sur Internet, avec de nombreuses écritures à son sujet. Cependant, je vais me concentrer sur l’essentiel. Comme je l’ai déjà mentionné dans mon livre, Rudolf Douala Manga Bell était le tout premier nationaliste camerounais. Il s’était opposé à la domination allemande sur la ville de Douala. Sa vie s’est terminée de manière tragique lorsqu’il a été pendu en 1914. Rudolf Douala Manga Bell est né en 1872 à Cameroontown, l’ancien nom de la ville de Douala, au sein de la dynastie des Bell, fondée en 1792. Il était le petit-fils de Ndoumbé Lobé (connu également sous le nom de King Bell, le 4ème roi de cette dynastie). À partir de 1885, les Allemands ont commencé à occuper la ville de Douala après la signature du traité de protectorat Germano-Duala, qui plaçait le Cameroun sous la protection de l’Allemagne.
Cameroontown fut alors renommée Kamerunstadt. En 1908, après le décès de son père, également un roi très charismatique, Rudolf Douala Manga Bell fut désigné comme son successeur en tant que chef supérieur du clan des Bell. En 1910, le gouverneur allemand Théodore Seitz avait un projet d’urbanisation visant à transformer Douala en un port de référence. Pour cela, il souhaitait que les Doualas quittent la ville pour s’installer dans l’arrière-pays, ce qui impliquait une séparation avec le quartier cosmopolite et animé du plateau Joss. Le jeune roi s’y est vivement opposé en invoquant les termes du traité qui n’autorisaient pas cette séparation. Il a alors lancé une intense activité diplomatique, envoyant son secrétaire Ngosso Din en Allemagne pour plaider sa cause. Les tensions se sont accrues entre les populations locales et les autorités coloniales.
Le 4 août, Douala Manga a été destitué de ses fonctions de chef supérieur, perdant ainsi sa pension annuelle de 3 000 Marks. Malgré cela, il est resté déterminé et a organisé une coalition révolutionnaire en ralliant d’autres tribus. Après un procès expéditif, il a été condamné à mort et exécuté le 8 août, à 17 heures, devant la marine marchande. Il est intéressant de noter que cette date correspond à ma propre naissance, une coïncidence que je tenais à souligner. Le point le plus tragique de cette histoire est que les colons ont laissé son corps suspendu à la potence pendant trois jours, à titre d’avertissement.
Avant de mourir, Douala Manga Bell avait formulé un vœu qui s’est réalisé : « Tuez-moi, mais le dieu qui m’accueillera entendra mes prières, et en aucun cas, vous ne conserverez le Cameroun. » Quatre ans plus tard, il n’y avait plus de présence allemande au Cameroun. Ils avaient perdu la Première Guerre mondiale, et ils perdraient également la Seconde. Depuis cette époque, aucun pays occidental n’a regretté le Cameroun autant que l’Allemagne. Ce qui est véritablement héroïque ici, c’est le fait que Douala Manga Bell ait brisé la sacralité de la mort. La veille de son exécution, les Allemands l’avaient invité à passer la nuit chez lui, espérant ainsi qu’il s’enfuirait. Cependant, au matin, il a fait ses adieux à sa femme et à ses enfants, puis s’est rendu aux autorités allemandes. En agissant ainsi, Rudolf Manga Bell a défié la mort et a marqué l’histoire de manière indélébile.
Un récit captivant. Pendant mes préparatifs pour cette interview, j’ai remarqué qu’il existe d’autres auteurs camerounais qui ont également écrit sur Duala Manga Bell. En quoi votre livre se distingue-t-il des autres ?
La principale distinction réside dans le genre de l’œuvre. Mon livre est un récit romantique basé sur des éléments de la réalité. Il est important de noter que le roman est une forme littéraire, qu’elle soit en prose ou en vers, qui combine des éléments du monde réel avec des éléments imaginaires. L’objectif du roman est d’attirer l’intérêt et le plaisir du lecteur en racontant l’histoire d’un personnage principal, en développant une intrigue impliquant plusieurs personnages. Ces personnages sont présentés avec leurs caractéristiques psychologiques, leurs passions, leurs aventures et leur contexte social, le tout sur un fond moral et métaphysique.
Par ailleurs mon roman s’inscrit dans un cadre historique bien connu, celui de la colonisation allemande, mais il demeure une œuvre de fiction. J’ai créé de nombreux personnages, chacun jouant un rôle imaginé. Parmi eux, il y a un roi qui revient avec beaucoup de choses à transmettre à ses contemporains. À son retour, il devient le plus âgé de tous, et dans nos sociétés, la vieillesse est souvent associée à la sagesse suprême. En conséquence, on l’écoute attentivement. Cependant, le monde dans lequel il revient n’est pas figé dans le passé, il est résolument moderne. Cela n’empêche pas la mise en avant des valeurs de l’époque passée, qui continuent de jouer un rôle significatif dans l’histoire.
Dans ce genre de roman Calvin quel style on utilise ?
Le style est simple, j’ai fait attention aux mots, à la sonorité et à la musicalité, vous m’avez dit tout à l’heure que le roman est captivant et entrainant. Donc c’est une histoire qui est captivante au fil des pages, quand j’écris, j’entraîne le lecteur à travers le récit. C’est un roman que je souhaitais qu’il s’inscrive dans la tragédie de ce qui s’est passée en 1914. Le courage de notre héros face à la mort est rapporté de façon subliminale. Il y a certains qui ont écrit sur Rudolf manga, je le sais. Mais ici, c’est un roman-fiction, où le réel et l’imaginaire se rencontrent. Un roman portrait pour montrer la monstruosité des colons allemands pendant leur séjour au Cameroun. J’ai dressé le portrait de son secrétaire Ngosso Din.
Ses dernières paroles à sa femme et à ses enfants. Des paroles dures et tragiques qui sortent de la bouche d’un homme qui va quitter le monde. C’est un roman très littéraire. Je suis romancier et un peu poète quand j’écris, j’aime le sublime. Vous me parliez du style tout à l’heure. J’ai fait la jonction de deux formes d’écritures. C’est un roman écrit sous forme de scénarios, il y a des séquences, il y a de l’instantané qui permet à l’écriture de se libérer. De toute façon le roman s’est construit autour d’un homme en l’occurrence Duala Manga Bell.
Quel est son principal rôle de nos jours dans l’œuvre ?
Le roman nous rappelle que le Cameroun a produit des hommes politiques d’une grande noblesse et d’un courage extraordinaire. Lorsque nous entendons leur histoire, nous ne pouvons qu’éprouver des émotions humaines d’une grande intensité et une profonde vénération. En ajoutant des figures telles qu’Um Nyobé et Ernest Ouandié, il est évident que la mort était pour ces personnages une inévitable étape de leur parcours, et ils n’ont jamais reculé devant elle pour défendre leurs convictions. Ils ont enduré des épreuves indescriptibles, mais leur détermination restait inébranlable malgré la souffrance qui s’est présentée devant eux.
Leurs vies doivent servir d’inspiration à chacun d’entre nous. Vous comprendrez donc que leur rôle est avant tout historique, et tout ce qui s’est déroulé au Cameroun doit porter la marque indélébile de Rudolf Manga Bell. Il n’était pas le seul héros, je le reconnais, car Martin Paul Samba et Madona ont également perdu la vie cette même période. Aujourd’hui, nous sommes désorientés parce que nous méconnaissons notre propre histoire ; la crise anglophone, par exemple, découle en grande partie d’une méconnaissance de notre passé. Construire notre nation sans une connaissance approfondie de notre histoire est une tâche impossible. Une nation est une communauté vivante, unie par un territoire, une histoire commune et un destin partagé.
En plus de l’histoire, il y a la culture, qui est tout aussi essentielle. La culture représente le mode de vie d’une communauté. Lorsque vous traversez la frontière entre le Gabon et le Cameroun, ou entre la Guinée et le Cameroun, vous constaterez que les populations de ces régions se considèrent comme des frères et sœurs en raison de leurs traditions et de leur culture similaires, malgré leur nationalité différente. La colonisation allemande a été une période sombre de notre histoire, marquée par des actes de torture, d’assassinats et de travail forcé, ainsi que de nombreuses autres formes d’oppression.
Cela a culminé avec l’exécution par pendaison de Duala Manga Bell, un acte qui représente l’une des humiliations les plus graves que l’on puisse infliger à un être humain. Le livre plaide en faveur d’un traitement plus digne des condamnés, même si la mort est inévitable. Il est essentiel de leur offrir ce dont ils ont besoin, que ce soit de la nourriture, de l’eau ou des vêtements, tout en leur permettant de s’exprimer en toute dignité et de formuler leurs derniers vœux. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu d’aspects positifs pendant la colonisation. Les Allemands ont contribué à la construction de nos premiers ponts, à l’établissement de nos premières écoles et à la création des premières plantations, entre autres réalisations.
C’est un roman fait sur les bases historiques et ces éléments historiques, on les a vérifiés. Il y a des sources écrites, il y a des sources orales, je souhaiterais d’ailleurs d’ailleurs remercier Roncs Etamé aux Etats-Unis et Teté Majombé au Cameroun qui m’ont encouragé dans la rédaction de ce livre. Donc, ce n’est pas un roman totalement historique. J’ai tenté d’ajouter du sensationnalisme pour que le roman soit affabulateur. C’est comme une fable ou un conte philosophique. Il y a bien sûr autour de cela un projet didactique. Il est nécessaire de renseigner la jeunesse, j’avais donc l’obligation de m’intéresser à l’histoire avec une pluralité d’idées, qui décentrait les épisodes factuels dont je me suis inspiré. Pour vous affirmer clairement que j’ai bien sûr mené une lecture d’ordre historique liée à la période coloniale allemande.
Mais sans commune mesure avec le travail de recherche qu’impliquaient les essais d’histoire littéraire que j’ai eu l’opportunité d’écrire autrefois. J’ajouterai que c’est un roman aussi ethnographique parce que ça parle d’autres camerounais et principalement du peuple Sawa. L’arrivée du peuple Sawa, les anecdotes qui ont marqué cette époque. Il est riche en anecdote, d’autres faits ont été inventés pour rendre l’histoire homérique.
Quelle est la différence entre le roman historique et récit ethnographique.
J’ai insisté sur un élément crucial, la légende des peuples Sawa et la légende du Roi lui-même. Ce qui m’a permis d’observer les rois d’aujourd’hui avec ceux d’hier. Il y a un art de vivre chez les peuples sawa, qui est monumental, tout s’accompagne de prestance. Les Sawa ce sont des personnages prestigieux, ce sont des personnes qui sont fiers d’être. C’est un peuple ouvert, mais jaloux de sa culture. La culture c’est-à-dire le mode de vie d’une société est très importante, il faut la préserver, et la valoriser, car c’est l’héritage physique, matérielle, intellectuelle, spirituelle et artistique qu’une communauté laisse à sa jeunesse.
Vous voyez aujourd’hui comment la cérémonie du Ngondo déplace les autres peuples qui n’ont rien à voir avec le peuple Sawa. Le livre fait de Duala Manga Bell désormais un Mythe parce que ce dernier hante nos mémoires. C’est la seule merveilleuse histoire de notre passé à ce que je sache.
Dans le roman où est la part du réel et la part de l’imaginaire ?
Dans le roman, j’ai exploré de nombreuses digressions et je me suis volontairement écarté de l’histoire réelle. J’ai pris des détours et imaginé des éléments pour rendre le récit extrêmement captivant. J’ai introduit un enrichissement poétique, et le mélange de la poésie et de la prose confère au récit une qualité sublimatoire et merveilleuse. Mon approche s’inscrit dans le réalisme merveilleux, où il était nécessaire d’adopter une narration fabulatrice, presque semblable à une fable. Bien que le livre soit écrit en prose, sa lecture évoque l’impression d’assister à un discours à la fois homérique et poétique.
Un exemple de cette approche est perceptible dans un extrait où le roi relate son voyage : « J’entendais le sifflement des profondeurs des eaux et le bruit causé par le choc du navire. L’isolement devenait complet. C’était le tour du vent de donner son nom, d’abord des brises, puis des azurs et ensuite des alizés. Tout cela ne me gênait pas… La déprime causée par le mal de mer. Il ne restait plus que le sommeil dans les chambres réservées au prince noir que j’étais.
Le matin, on se réveillait avec un doigt pointé vers le lointain qui touchait le bleu de la mer. Les autres passagers me regardaient d’un air vague et absent. Les hautes vagues luttaient avec le vent. Les requins plongeaient devant les navires tels des êtres heureux de guider un bateau sans boussole. » Par ailleurs, le roman comporte des passages hautement philosophiques, tels que le dialogue entre le roi et une jeune fille. La jeune fille, en écoutant Rudolf Duala Manga Bell, lui demande s’il serait prêt à se sacrifier à nouveau comme en 1914. Le roi répond : « Ta préoccupation est sincère, ma fille, dit-il. Mais avec mes lamentations précédentes, tu peux comprendre que mon premier sacrifice, fait pour mon peuple, n’a servi à rien. Si les raisons pour lesquelles je me suis livré autrefois avaient eu un effet détonateur, j’aurais été encouragé, mais l’expérience m’a enseigné le contraire.
Je préfère vivre. L’esprit de sacrifice que j’ai eu en 1914, je ne peux plus l’avoir. Cette bataille que j’ai menée, je ne peux plus la livrer. Je ne suis pas en état de mourir une troisième fois. C’est absurde. Pour quel mobile ? Le sacrifice n’est pas une collation avec ses bourreaux. C’est une épreuve, une aventure, on attend un destin qui élève un homme au champ de la perfection. » La jeune fille répond : « Vous avez tout à fait raison, Majesté. »
Pourquoi les maisons d’édition allemandes ont-elles refusé de publier votre livre ?
Mon livre dresse un portrait de l’allemand de l’époque coloniale dans notre histoire. Il met en lumière le comportement sadique des soldats allemands présents au Cameroun à cette époque. Le livre contient des passages qui décrivent des actes de cruauté, tels qu’un homme battu à mort simplement parce qu’il a mal prononcé un mot allemand, ou un individu pourchassé par des chiens et précipité dans l’eau alors qu’il ne sait pas nager.
Il relate également des actes de mutilation infligés à des femmes, comme la coupe de leurs seins pour voir leurs dents quand elles crient. La tragédie est particulièrement mise en avant à travers le bourreau du roi, contraint de mettre la corde autour du cou du condamné et pressé de s’exécuter. Il déclare au roi : « La violence honore le bourreau, c’est mon travail, c’est par la beauté de mes gestes que l’on me rétribue. » Compte tenu de passages comme ceux-ci, vous comprendrez que les Allemands n’étaient pas disposés à me publier.
En outre, il faut noter que je suis l’auteur qui exprime ouvertement ses opinions, notamment à travers mes chroniques sur les réseaux sociaux. Autrement dit, je suis l’écrivain à la bouche lippue invective. Mon langage bien connu est incisif, car je suis un pourfendeur des conventions, et je n’hésite à casser les idées sans fard lorsque le moment exige que je partage une vision qui puisse métamorphoser notre réalité. La mission du littéraire est de se montrer acéré, attentif aux moindres détails, prêt à secouer les fondations des vérités toutes faites.