Entretien mené Par Baltazar Atangana
Pouvez-vous vous présenter en quelques lignes ?
Je m’appelle Danielle Carlès, j’ai 66 ans. J’ai d’abord fait des études de Philosophie, jusqu’à obtenir un CAPES de Philosophie, en 1981, mais je ne suis pas restée dans l’enseignement. Quand ma dernière fille a eu environ deux ans, j’ai repris des études en Lettres Classiques. Assez rapidement, j’ai passé avec succès l’Agrégation de Grammaire, puis j’ai obtenu un Doctorat en Linguistique ancienne et j’ai commencé à enseigner comme maître de conférence à l’Université de Poitiers en 2000. Ma carrière s’est brutalement achevée, il y a environ une quinzaine d’années à la suite d’un burn-out. Depuis, je me consacre à traduire des œuvres de l’antiquité latine totalement en dehors du cadre universitaire et avec une méthode qui m’est propre.
Pouvez-vous nous présenter quelques-unes de vos traductions tout en nous expliquant les circonstances dans lesquelles vous avez mené ce travail ?
Lorsque j’ai quitté le milieu universitaire, j’ai subi des années de dépression. J’ai commencé à traduire Horace et Virgile, deux poètes latins du 1er siècle avant J.C., comme une forme de thérapie. Au début, ce n’était que pour moi, mais j’ai rapidement ouvert un blog, en 2011 (fonsbandusiae.fr) où j’ai publié mes traductions et j’ai reçu un tel accueil que le blog est toujours actif et fréquenté aujourd’hui. Cela m’a amenée à créer des liens dans le milieu littéraire français. L’œuvre intégrale d’Horace (Satires, Odes, Épodes, Épîtres) a finalement été publiée en deux volumes aux éditions Publie.net, qui m’ont laissé une très grande liberté de travail. Ma traduction de l’Énéide de Virgile est toujours en cours. Une grande partie (non définitive) est publiée sur mon blog.
Après toutes ces années de traduction, avez-vous une méthode bien rodée ?
Méthode bien rodée, oui, mais qui ne consiste pas en une série de recettes commodes à appliquer, et je ne cesse d’expérimenter. La traduction est une danse en équilibre sur le fil tendu non seulement entre deux langues, mais entre deux systèmes de représentation, entre deux mondes étrangers l’un à l’autre et pourtant intimement liés. J’approfondis simultanément mes connaissances linguistiques par la traduction et ma traduction par une recherche systématique portant sur la langue et les réalités historiques auxquelles font référence les textes. Je dispose d’une base de données personnelle patiemment construite au fil du temps qui me permet d’éclairer bien des points obscurs et dont je compte livrer quelques résultats au public outre mes traductions. Je fais de très fréquents retours en arrière et ce n’est jamais une seule traduction, mais plusieurs, que je livre d’un même texte. S’agissant de poésie, je recherche la meilleure forme pour au moins rendre sensible la forme de départ, compte tenu des contraintes imposées par les langues différentes. Par exemple, je me suis essayée à traduire Horace en respectant en français le nombre de syllabes de ses poèmes qui présentent une très grande variété de formes. Mais j’ai aussi traduit en prose ou en vers libres. Je n’en ai d’ailleurs pas terminé avec Horace et j’envisage d’y revenir encore d’une autre manière.
Êtes-vous parfois amenée à traduire à partir de votre langue maternelle vers l’une de vos langues de travail ?
Je me suis amusée à traduire en latin quelques courts poèmes d’abord écrits par moi en français et qui empruntent la forme des haïkus japonais. Ils sont lisibles sur mon blog. En dehors de ces jeux, il n’y a guère d’occasion d’aller du français au latin.
Quelle relation existe-t-il entre un texte, son auteur et un traducteur ?
S’agissant d’auteurs qui vivaient et écrivaient, il y a plus de deux millénaires, la fréquentation quotidienne des œuvres crée une proximité très émouvante, particulièrement lorsqu’au-delà du texte lui-même, je crois toucher dans de petits détails le mouvement de son écriture et l’intimité de la personne de l’auteur.
Pour vous, un traducteur peut-il s’éloigner de la traduction littérale pour se rapprocher davantage du sens ? En d’autres termes, quelle est la part de création dans une bonne traduction, surtout dans les textes tirés de la mythologie grecque/romaine ?
« Le traducteur ne doit rien « créer » »
En ce qui me concerne, le premier, le critère d’une bonne traduction est l’exactitude. Le traducteur ne doit rien « créer ». Certes, il peut être amené à « interpréter », voire à « reconstruire », mais jamais sans de solides arguments. D’ailleurs, la mythologie se tire des textes et pas l’inverse. Cependant, à un autre point de vue, la traduction est bien une création littéraire, la production d’un texte inédit.
Utilisez-vous des logiciels pour vos travaux de traduction ?
Pas directement pour la traduction, mais indirectement, oui, pour établir mes bases de données lexicales et en traiter les résultats. Ce sont des logiciels généralistes et grand public, rien de sophistiqué. Bien entendu, j’utilise également les nombreuses ressources disponibles en ligne, comme par exemple Perseus ou la Bibliotheca Classica Selecta (Itinera Electronica).
Face à la montée en montée en puissance de la digitalisation de divers secteurs et la création de logiciels et d’applications pouvant produire et traduire des textes plus rapidement que les humains ; quel est, selon vous, l’avenir de la production et la traduction des textes ?
La traduction rapide automatique rend des services dans certains domaines, c’est certain. En revanche en littérature, la rapidité me semble tout à fait inutile. Je n’attends pas des outils informatiques qu’ils me permettent d’aller plus vite, mais qu’ils me permettent de brasser un plus grand nombre d’informations pour parvenir à des conclusions plus sûres et pour cela, il ne faut pas trop miser sur « l’automatique ». Je suis convaincue que de grands progrès sont à venir grâce à l’informatique, qui offrira des bases plus solides pour la connaissance des langues « mortes », mais pour la traduction des œuvres en tant que telle, il s’agit en fin de compte d’un métier d’art, d’un artisanat de luxe où le savoir-faire individuel est essentiel, et l’informatique n’y suffit pas.