Propos recueillis par Yana Bekima Originaire du Cameroun, Nicole Mballa est à la fois journaliste et romancière. Elle a signé plusieurs œuvres remarquées, parmi lesquelles Les Calebasses brisées (éd. L’Harmattan, 2016, Prix Tchikounda) et L’Étoile est ma demeure (éd. Renaissance Africaine, 2020, Prix Tchicaya U’Tamsi).
Elle a également apporté sa contribution à des ouvrages collectifs tels que Paroles de femmes (Africulture, 2009), aux côtés de Véronique Tadjo et Marie Léontine Tsibinda, ainsi qu’à l’Anthologie de poésie sénégalaise et congolaise (éd. Maguilène, 2020). Par ailleurs, Nicole Mballa est l’auteure prolifique d’une trentaine de nouvelles et d’articles publiés dans le magazine Amina.Le Silence des infortunes est son deuxième roman, une œuvre bouleversante qui continue de captiver les esprits. Nous avons eu le privilège de la rencontrer. Voici ce qu’elle a partagé avec nous :
Extrait : – Il m’a encore battue ! Mâchoires serrés et poings fermés, je l’ai repoussé de toutes mes forces. Il a perdu l’équilibre et en tombant, sa tête a heurté le coin de la table. Je me suis précipitée. Je l’ai secoué. J’ai crié son nom, espéré ses mots. Rien. […]
Cette fois, Cocotte ne s’est pas laissée faire. Elle s’est défendue contre les coups répétés de son amant et l’impensable s’est produit… Dès lors, comment Cocotte va sortir du piège qui se referme sur elle ? Comment expliquer ce qui s’est passé alors qu’elle a toujours tu la violence et l’humiliation endurées auprès de cet homme ? Qui va la croire, elle, une prostituée, une vendeuse de piment ?
Bonjour, Madame Nicole Mballa, et merci de nous accorder cet entretien aujourd’hui. Vous êtes une grande figure de la presse écrite. Pourriez-vous, en quelques mots, vous présenter à nos lecteurs ?
Je suis journaliste, titulaire d’une maîtrise en sciences et techniques de la communication et d’un MBA(Master of business administration)Je suis une obsédée textuelle, une personne qui aime lire aux éclats, une citoyenne de quatre continents qui écrit pour dire ce qui l’habite, la fait réfléchir, l’obsède. Une écrivaine dont l’imagination se nourrit de ce tout ce qui se passe autour d’elle et lui donne des idées de narration.
Une plume très optimiste qui prône la littérature humaniste. Je suis une femme qui écrit depuis que sa main sait tenir un stylo. Oui, depuis mon adolescence, je couche sur la feuille blanche des histoires de guerre et d’amour, de peine et de bonheur. Je brasse le monde, interroge la société, j’affronte le mal, chante la joie, chante l’amitié. Je suis une insatiable curieuse, qui a des désirs de savoir, de comprendre le monde. Je suis quelqu’un qui a toujours eu beaucoup d’admiration pour ceux qui construisent le monde avec des mots. Je suis épouse et maman.
Qu’est-ce qui vous a inspirée à écrire Le Silence des infortunes ?
Mon histoire est basée sur une histoire réelle. Un jour, en surfant sur le net, je suis tombée sur l’histoire d’un industriel d’Afrique subsaharienne qui avait été éjecté du milieu des affaires par une multinationale agroalimentaire toute puissante. J’ai eu envie d’écrire cette histoire. Je l’ai fait pour rendre hommage à tous les déflatés de Cocolait et leurs familles. Raconter leur histoire, c’est, pour moi, leur donner l’éternité.
J’ai écrit pour dire que quelque chose s’est passé dans un certain pays en telle année et surtout pour parler de ces femmes qui restent debout pour que leurs maisons ne s’écroulent. Ma décision a donc découlé d’une curiosité intense de savoir ce qui s’est réellement passé. En effet, quand j’ai commencé à rédiger, J’ai eu très envie de me retrouver dans la tête de toutes ces personnes qui ont souffert de la fermeture de l’usine. J’avais ce besoin de les connaître, d’écouter leur version de l’affaire. Une version objective de leur vision à eux. J’ai eu envie d’avoir accès à leurs pensées, leurs émotions, leurs choix et les enjeux de chacun des personnages.
Enfin, j’ai écrit ce roman pour comprendre la société dans laquelle les personnages évoluent, pour comprendre le monde, dire mes rêves et révoltes. Ce qui fait noircir la feuille blanche, c’est toujours cette chose indéfinissable, indicible qui projette en-dehors de soi « l’impression perpétuelle que ce qu’on porte en soi est plus grand, est plus exigeant, est plus assoiffé que ce que la vie peut vous donner » comme dit Andrée Chedid. Impression qui répond à ce pourquoi élémentaire qu’a toujours posé l’existence de l’écriture. Et puisque l’écriture influe sur le réel, elle est une action. Elle donne un sens. L’écrivain est semblable au philosophe. Ce qui advient dans la société lui importe.
Dans votre roman, les personnages de Cocotte et Andela captivent particulièrement, car leurs voix tissent des destins profondément émouvants. Pourriez-vous nous en parler davantage ?
Le silence des infortunes suit le destin de plusieurs femmes dont Cocotte et Andela, deux sœurs, qui dénoncent des injustices faites aux hommes mais aussi aux femmes. Elles disent les choses sans les embellir ou les cacher. Elles parlent des difficultés traversées par les mamans de Bonabel, leurs sacrifices, leur douloureuse impuissance face à certains problèmes. Leur narration explore les chemins de vie de ces femmes, leurs rêves, tourments, joies, tristesses, colères, doutes, amours, silences et absences. En écoutant toutes ces personnes, nous comprenons que la vie ne se soucie pas toujours des miséreux.
La vie qu’ils mènent dépend de la capacité à rebondir qui se trouve en chacun d’eux. Cocotte et Andela racontent cette vie où s’affrontent le Bien et le Mal, le beau et le laid, l’amour et la haine et où la fraternité entre les habitants du quartier est présente. Elles parlent, avec simplicité, avec force tandis que les silences des autres font leur chemin. Elles nous entraînent dans un récit qui démystifie les puissants et s’élève contre leurs mesquineries. Une société nouvelle dominée par le respect, la liberté, la justice et la paix n’est possible que si l’on y croit et que l’on se bat pour son avènement. Cocotte et Andela en sont convaincues.
Et nous ? Le récit est à deux voix parce que je préfère de ce type d’histoire : on peut se faire sa propre idée (en tant qu’auteur et lecteur) sur les situations, les relations, en comprenant les points de vue des personnages principaux. Raconter une histoire à deux voix a un avantage. Le récit est nuancé. Cela permet aux lectrices et lecteurs de connaitre plus intimement tous les personnages et de comprendre leurs motivations et celles derrière les actions des personnages. Par exemple, la violence de Stanislas : dans un récit avec une seule voix, nous n’aurons sûrement pas compris la raison derrière ses agissements. Dans une narration à deux voix, on en vient à comprendre tous les personnages de l’histoire.
Votre livre explore des thèmes puissants en retraçant la vie d’une famille brisée du quartier Bonabel, où les habitants ont vu leur existence bouleversée par la fermeture d’une usine. Pourriez-vous nous en dire plus ?
En Afrique, un seul salaire nourrit quatre à cinq familles. Après la fermeture de l’usine, des centaines de familles se retrouvent dans des conditions de vies très difficiles. Chacun des membres de ces familles va se débrouiller pour manger. Ce que je trouve admirable à Bonabel, c’est l’espoir et le dynamisme qui habitent les gens. La vie est dure mais ils sont là, se croisent, vivent ensemble, luttent et espèrent.
J’aime entendre les gens vivre et à Bonabel on vit malgré la conjoncture. Les bars ne désemplissent pas. Les gens rient, dansent, s’interpellent à des dizaines de mètres, s’embrassent, pleurent. Cela, c’est la vie ! C’est ainsi que l’humanité devrait être.
Comment avez-vous articulé la réalité des faits et la fiction dans votre ouvrage, qui questionne la mondialisation et le cynisme inhérent au système capitaliste ?
La réalité, c’est d’abord ce que nous percevons par nos sens, ce que nous entendons, ce que nous voyons. C’est quelque chose qui nous est donnée et qui vient de l’extérieur. C’est ce que m’ont apporté mes lectures sur l’affaire qui a opposé l’homme d’affaires à la multinationale. La fiction, c’est le produit de notre imagination. C’est donc une création de l’esprit. Ainsi, la fiction le continue, elle ajoute quelque chose à la réalité. Elle ajoute ce que l’on n’a pas lu dans les journaux.
La fiction n’est pas au-dessus de la réalité. Elle chemine côte à côte avec elle. Elle serait sans objet si le réel ne la précédait pas. La fiction dans le roman a été une construction à partir de ce que j’ai su de l’histoire Cocolait-Netlait. Il a d’abord fallu bien s’imprégner des faits de manière chronologique avant de la construire. La réalité des évènements a montré qu’il existe une relation étroite entre Netlait, le capitalisme et la mondialisation.
Le capitalisme donne droit à l’innovation et à l’entrepreneuriat et la mondialisation est une phase d’expansion du capitalisme. En effet, le développement du capitalisme se fait voir par l’industrialisation motivée par le besoin de débouchés extérieurs. Cette stratégie rejoint la stratégie générale de Netlait, qui préconise d’être présent dans les quatre coins du globe de sorte à approvisionner tout le monde. Elle rejoint aussi sa stratégie concurrentielle qui définit les manœuvres que l’entreprise accomplit pour se positionner favorablement face à ses concurrents dans le secteur alimentaire. C’est ainsi que Cocolait a été mis hors du marché du lait par Netlait.
Quels défis avez-vous rencontrés pour maintenir un équilibre entre ces deux dimensions ?
Je ne relève aucun défi dans le roman. En présentant les dégâts collatéraux dus à la fermeture de l’usine, j’ai remis des vérités dans la réalité. Descartes dit que l’imagination n’invente rien. Elle produit un assemblage à partir des formes qui sont dans la nature. Bien sûr, les écrivains se sont également toujours inspirés de ce que vivait leur entourage. Une saga familiale compliquée, une histoire d’amour passionnée, un récit rocambolesque, une véritable success-story…
Votre ouvrage, qui compte près de 200 pages, reflète une ambition certaine. Quels objectifs vous étiez-vous fixés en l’écrivant, et quelle réaction souhaitez-vous provoquer chez vos lecteurs ?
Ecrire c’est partager. Les mots partent d’un cœur pour aller toucher d’autres. Ecrire c’est créer des images au sens figuré dans l’esprit du lecteur. J’ai juste voulu partager avec les lecteurs les dégâts collatéraux d’une fermeture d’usine. Le Silence des Infortunes parle de violences, oui, la pauvreté est une violence. Et chaque page de ce livre peut être lu comme une dénonciation de ces violences : des terres qui sont données à des nouveaux venus, une multinationale toute puissante qui met des centaines de familles à genoux, des vies interrompues dans une spirale infernale.
En tant que citoyen du monde, l’écrivain prend la plume pour protester contre l’impensable. C’est un devoir moral. Le Silence des Infortunes pour moi n’est pas un pavé. C’est un texte court dont chaque mot a été pesé, qui est très proche de la réalité. Dès la première page, je prends mon lectorat par la main, je l’amène voir le monde, celui de Bonabel de plus près.
Quels conseils aimeriez-vous adresser à la jeunesse africaine d’aujourd’hui ? Comment, selon vous, renouer avec les valeurs et les traditions, tout en les adaptant aux réalités contemporaines ?
Les traditions sont le reflet de l’identité d’une communauté et favorisent la cohésion sociale. Elles sont un trait d’union qui rassemble les individus autour de valeurs communes et contribue à renforcer les liens entre les membres d’une société. La jeunesse quant à elle est l’un des piliers les plus importants à considérer pour bâtir l’avenir d’un pays, d’un continent. Pour qu’elle puisse mener à bien sa mission de relais et prendre part à l’émergence du continent, la nécessité d’un environnement qui permet à tout un chacun de faire valoir ses capacités s’avère primordial. Les jeunes d’Afrique doivent prendre conscience de leur valeur et croire en leurs capacités.
Qu’ils aient du courage, le désir de travailler, l’abnégation, la résilience, la capacité d’anticiper, à penser à plusieurs solutions pour un problème, être constamment en train de réfléchir. Que le manque de moyens ne soit pas le motif premier de l’abandon de leur projet et qu’ils apprennent à transformer leurs limites en opportunités afin de réussir leurs vies. La jeunesse africaine doit également être en contact avec les ainés si elle veut renouer avec la tradition. Celle-ci fait partie intégrante de l’héritage culturel et social. Elle renferme les coutumes, les pratiques et les croyances transmises de génération en génération.
D’un côté, la préservation de la tradition permet de préserver les racines et l’identité d’un peuple. D’un autre côté, la modernisation de la tradition peut la rendre plus adaptable à notre époque, tout en préservant son essence. Il est important de trouver un équilibre entre la conservation et la modernisation de la tradition pour qu’elle continue de jouer un rôle significatif dans la vie des jeunes. Il est essentiel pour ces derniers de fréquenter les ainés qui protègent et pour préservent l’histoire et les racines des différentes communautés. Les ainés doivent partager leur expérience et transmettre oralement ou par la pratique leur savoir aux jeunes.
En tant qu’écrivaine, comment percevez-vous l’avenir de votre parcours ? Quels sont vos projets d’écriture à venir, si cela ne vous dérange pas de les partager ?
J’ai en effet des projets d’écriture et de publication de romans. Un recueil de poèmes que j’ai intitulé Les pagnes rouges sera publié dans les toutes prochaines semaines aux Editions Renaissance Africaine en France et un roman en milieu d’année.
Je souhaite vivement que de nombreux lecteurs découvrent votre œuvre. « Le Silence des infortunes » est un roman qui révèle des destins de vie porteurs d’espoir…
Merci de le faire. Lire Le Silence des Infortunes est un grand moment. Le temps de la rencontre avec des personnages aux destins divers. Des personnes qui au bord du précipice, s’accrochent à ce qui ne meurt jamais : l’espoir. Des femmes qui ne laissent personne paralyser leur destin ou briser leurs rêves. Leur histoire fait leur force.
Madame Nicole Mballa, nous vous remercions pour la pertinence de votre thématique et espérons vous revoir bientôt. Pourquoi pas lors de votre prochaine publication.
C’est moi qui vous remercie.