Mag-Afriksurseine-Mars-2024

FRANTZ FANON, UNE VIE DE COMBATS

Par Yana Bekima

Une vie brève où il agit et écrit en même temps

Né le 25 juillet 1925 à Fort de France en Martinique. Frantz Fanon est mort à l’âge de 37 ans. Il a eu une vie brève, mais fulgurante, illuminant une des plus atroces tragédies du 20e siècle et illustrant de manière exemplaire la condition humaine elle-même, la condition de l’homme moderne. Avec Frantz Fanon, le mot engagement prend tout son sens.

Théoricien de la violence

En fait, Fanon s’institua théoricien de la violence, car elle était la seule arme, pensait-il, du colonisé contre la barbarie colonialiste. Mais la violence dont on l’accuse était, sans paradoxe, celle du non-violent, la violence de la justice, de la pureté et de l’intransigeance. Sans doute, mais plus encore celle de l’action. Et c’est ainsi qu’il devint un combattant par haine du bavardage, par haine de la lâcheté. Il faut qu’on le comprenne : sa révolte était éthique, et sa démarche celle de la générosité. Il n’adhérait pas à une cause. Il s’y donnait, tout entier, sans réticence et sans partage. Il y a chez lui l’absolu de la passion.

C’est ainsi qu’à l’âge de 17 ans, il prit fait et cause pour la France Libre et combattit le nazisme. Comme médecin, il connaissait la souffrance humaine et comme psychiatre, il était habitué à suivre dans le psychisme humain le choc des traumatismes. Et surtout homme « colonial », né et inséré dans une situation coloniale, il le sentait, il la comprenait comme nul autre, par l’introspection et l’observation. Devant cette situation il se révolta. Alors quand, médecin en Algérie, il assista au déroulement des atrocités colonialistes, ce fut la rébellion. Pour lui, il ne lui suffit pas de prendre fait et cause pour le peuple algérien, de se solidariser avec l’Algérien opprimé, humilié, torturé, abattu, il choisit. Il devint Algérien, vécut, combattit, et mourut Algérien.

L’un des principaux penseurs des conséquences du colonialisme et du racisme

Ainsi, il devient un écrivain, un des plus brillants de sa génération. Sur le colonialisme, sur les conséquences humaines de la colonisation et du racisme, le livre essentiel est un livre de Fanon : Peaux noires et masques blancs. Sur la décolonisation, ses aspects et ses problèmes, le livre majeur est un livre de Fanon : Les damnés de la terre dont on peut lire quelques extraits ici : « La mise en question du monde colonial par le colonisé n’est pas une confrontation rationnelle des points de vue. Elle n’est pas un discours sur l’universel, mais l’affirmation échevelée d’une originalité posée comme absolue.

Le monde colonial est un monde manichéiste. Il ne suffit pas au colon de limiter physiquement, c’est-à-dire à l’aide de sa police et de sa gendarmerie, l’espace du colonisé. Comme pour illustrer le caractère totalitaire de l’exploitation coloniale, le colon fait du colonisé une sorte de quintessence du mal. La société colonisée n’est pas seulement décrite comme une société sans valeurs. Il ne suffit pas au colon d’affirmer que les valeurs ont déserté, ou mieux n’ont jamais habité, le monde colonisé.

L’indigène est déclaré imperméable à l’éthique, absence de valeurs, mais aussi négation des valeurs. Il est, osons l’avouer, l’ennemi des valeurs. En ce sens, il est le mal absolu. Élément corrosif, détruisant tout ce qui l’approche, élément déformant, défigurant tout ce qui a trait à l’esthétique ou à la morale, dépositaire de forces maléfiques, instrument inconscient et irrécupérable de forces aveugles. » « Les valeurs, en effet, sont irréversiblement empoisonnées et infectées dès lors qu’on les met en contact avec le peuple colonisé. Les coutumes du colonisé, ses traditions, ses mythes, surtout ses mythes, sont la marque même de cette indigence, de cette dépravation constitutionnelle.

C’est pourquoi il faut mettre sur le même plan le D.D.T. qui détruit les parasites, vecteurs de maladie, et la religion chrétienne qui combat dans l’œuf les hérésies, les instincts, le mal. Le recul de la fièvre jaune et les progrès de l’évangélisation font partie du même bilan. Mais les communiqués triomphants des missions renseigneront en réalité sur l’importance des ferments d’aliénation introduits au sein du peuple colonisé. Je parle de la religion chrétienne et personne n’a le droit de s’en étonner. L’Église aux colonies est une Église de Blancs, une église d’étrangers. Elle n’appelle pas l’homme colonisé dans la voie de Dieu mais bien dans la voie du Blanc, dans la voie du maître, dans la voie de l’oppresseur. Et comme on le sait, dans cette histoire il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. »

Frantz Fanon, un homme, « qui vous empêche de vous boucher les yeux et de vous endormir au ronron de la bonne conscience. »

Aimé Césaire lui rendit hommage en ces termes : Toujours, partout, la même lucidité, la même force, la même intrépidité dans l’analyse, le même esprit de « scandale » démystificateur. Sans doute, bien des intellectuels et de toute couleur avaient-ils étudié le colonialisme et en avaient démonté les ressorts, expliqué les lois. Mais avec Fanon, c’est dans un monde de schémas, de coupes et de diagrammes, l’invasion de l’expérience. Et l’indemnité du témoignage palpitant encore de l’événement à quoi il est attaché, l’irruption de la vie atroce, la montée des fusées éclairantes de la colère. Frantz Fanon est celui qui vous empêche de vous boucher les yeux et de vous endormir au ronron de la bonne conscience.

Bien sûr, il y a chez lui de l’injustice, mais c’est toujours au nom de la justice. Et du parti pris, mais sans lapalissade, c’est qu’à ses risques et périls, il a pris parti, et le bon. J’insiste, nul n’était moins nihiliste, je veux dire moins gratuitement violent que Fanon. Comme ce violent était amour, ce révolutionnaire était humanisme. Qu’on lise Les Damnés de la Terre : si dans le dernier chapitre du livre, il dresse contre l’Europe un réquisitoire passionné. Ce n’est pas par sous-estimation de l’Europe, par manque d’admiration pour la pensée européenne. Au contraire, c’est pour s’être montrée « parcimonieuse avec l’homme, mesquine, carnassière avec l’homme ». Et ce n’est pas par hasard que le chapitre consacré précisément à la violence débouche sur cette phrase insolite : « Réhabiliter l’homme, faire triompher l’homme partout une fois pour toutes, réintroduire l’homme dans le monde, l’homme total ».

Tel fut Fanon : homme de pensée et homme d’action. Et, homme d’action et homme de foi. Et, révolutionnaire et humaniste. Et, celui qui transcenda d’un seul coup et comme d’un impétueux élan les antinomies du monde moderne où tant d’autres s’enlisent. Il y a des vies qui constituent des appels à vivre. Des « paraclets », disait le poète anglais Hopkins. On peut appliquer le mot à Fanon en le dépouillant de son contexte religieux et mystique. Celui qui réveille, et celui qui encourage. Et, celui qui somme l’homme d’accomplir sa tâche d’homme et de s’accomplir lui-même, en accomplissant sa propre pensée. Dans ce sens Frantz Fanon fut un « paraclet ». Et c’est pourquoi sa voix n’est pas morte. Par-delà la tombe, elle appelle encore les peuples à la liberté et l’homme à la dignité.

Il écrivait comme il agissait

Il était toujours en mouvement, ses écrits passent par l’oralité. Tous ses textes ont une prose très poétique. Ils sont en même temps des textes oraux qu’on a envie de dire : il est le conteur créole. Il y a la tradition antillaise de raconter la poésie qui a toujours marqué la pensée de Fanon. “Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte.” ― Frantz Fanon (Peau noire, masques blancs)

Une vie en révolutions

L’œuvre du psychiatre antillais n’a pas cessé d’exercer sur les intellectuels du Tiers Monde une influence diffuse et une séduction que seuls quelques-uns refusent.

« Allons camarades, il vaut mieux décider dès maintenant de changer de bord. La grande nuit dans laquelle nous fûmes plongés, il nous faut la secouer et en sortir […]. Il nous faut quitter nos rêves, abandonner nos vieilles croyances et nos amitiés d’avant la vie […]. Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre […]. » C’est sur ces mots que s’achèvent Les Damnés de la terre (Préface de Jean-Paul Sartre, 1961), dernier essai de Fanon — Fanon meurt quelques mois avant les accords d’Évian (19 mars 1962). Pour la première fois, dans son œuvre brève, certes, puisqu’il meurt à l’âge de trente-six ans, Fanon en appelle aux masses du Tiers Monde : « Camarades », dit-il ; il cesse de s’adresser au seul intellectuel (blanc ou noir) aliéné (Peau noire, masques blancs, 1952) ou aux « démocrates européens » (L’An V de la révolution algérienne, 1959).

Loading

Tendances

A Lire aussi

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut