Poussière aux pieds il vaut mieux que poussière aux fesses. [1]
C’est ce que se plaisait à lui répéter sa grand-mère tout en faisant tinter ses bracelets sertis de cauris, au-dessus de la marmite où mijotait la sauce graine dont les effluves emplissaient les airs de teintes rouge doré.
Rouge, la poussière qui recouvrait ses pieds nus.
Désiré contemple ses pieds bien enfouis dans des pantoufles en velours noir.
Le souvenir des paroles de sa grand-mère lui est revenu à l’aube comme le reflet d’une époque révolue.
La veille au soir, il avait appris la nouvelle de son décès. Nouvelle qui l’avait subitement plongé dans un état d(hébétude profond.
Sept ans qu’il ne l’avait pas revue.
Sept ans qu’il n’était pas retourné en Casamance. Il s’était laissé emporté par le rythme effréné de sa vie en France.
Sept ans. Sa Mame était partie rejoindre les ancêtres comme le vent du soir qui soulève les dessous de la poussière rouge. Rouge comme la sauce graine que Mame avait rapportée de ses contrées ivoiriennes.
Désirée se souvient de l’église où sa grand-mère l’entraînait parfois, moins poussée par la croyance que par la quête d’un lieu ombragé quand le soleil au zénith et les cueillait au retour du marché aux poissons.
Jésus sur sa croix était noir. Et sur sa croix couleur d’ébène, son corps sculpté conservait un aspect primitif qui envoûtait Désiré.
Dans cette Afrique de tous les sortilèges, le petit garçon âgé de dix ans reconnaissait cet enfant Jésus qu’il avait appris à connaître auprès des sœurs de la Mission Catholique où ils apprenait à lire et à écrire.
Pourtant, Désiré descendait d’une lignée musulmane. Pourtant, dans cette Afrique retirée, il lui arrivait parfois, par mimétisme, de s’agenouiller devant le Jésus noir tandis que sa grand-mère s’assoupissait sur un banc et emplissait le silence des lieux de ses ronflements.
Alors, des prières que lui avait enseignées les sœurs, des souvenirs de « je vous salue Marie » lui revenaient et se mélangeaient aux mélopées du Coran psalmodiées par sa grand-mère, faisant presque frémir le silence.
Aujourd’hui, Désiré a trente ans. Vingt ans et des poussière le séparent de son enfance. Mame s’en est allée et Désiré se revoit encore devant la mosquée, là-bas, en Casamance. Il se souvient de ce sol tapissé de poussière rouge sur lequel, les hommes, le vendredi, se prosternaient, mélange hétéroclite de reflets noirs, blancs et rouges et qui donnaient à la scène un aspect baroque. Aujourd’hui, Désiré comprend qu’il porte cette poussière d’Afrique en lui ; de cette Afrique aux multiples visages, aux multiples reflets. Et il lui semble entendre comme un écho le son du tam-tam venu des profondeurs de sa mémoire.
Aujourd’hui, il retrouve la poussière de son enfance et par là-même, la voix de sa grand-mère, l’Ivoirienne venue en Casamance pour suivre l’homme qu’on lui a choisi pour époux.
La voix accouche de cette Afrique aux totems parfois effrayants. Ces marques blanches peintes sur le fruit d’un arbre, interdisant à quiconque de s’en nourrir. Elle redonne vie, la voix, à tous cet aspect mythique de l’Afrique, repeuplant ainsi le silence des forêts sacrées.
Ainsi rejaillit tout un univers de sorciers, de margouillats, de marabouts, de griots, de légendes de coupeur de têtes et de prouesses de Samory et d’Abla Pokou.
Tant de légendes qui laissent leurs traces et ce, malgré le passage inexorable du temps.
Poussière aux pieds vos mieux que poussière aux fesses, dit la voix.
Désiré se laisse aller à un large sourire, se débarrasse de ses pantoufles noires. Une envie folle le prend de s’en aller marcher pieds nus dans les ruelles ; de recueillir de nouveau sur sa peau, la poussière d’antan.
Il se lève, se dirige bien vers la porte de son appartement, l’ouvre.
Un bref instant, il hésite. Dehors, les gens risquent de le prendre pour un gueux, pour un fou.
Il s’élance. Qui s’en fout ? Poussière aux pieds vaut mieux que poussière aux fesses.
[1] proverbe peul