Mag-Afriksurseine-Mars-2024

Récit de voyage : L’ étape du Burkina Faso, Pays des Hommes intègres

L’adieu d’Adjovi et le voyage vers l’infini

Trois jours seulement après son arrivée à Cotonou, Adjovi avait  trouvé un  comptoir, comme si ce coin du monde n’avait attendu que lui. Il s’était remis au commerce, dans la vente  des pastèques sous le soleil ardent,  avec des gestes  de la simplicité d’un homme en harmonie avec la terre. Moi, cependant, je devais reprendre la route, le cœur alourdi, pour rejoindre Bamako via le Burkina Faso. Ce matin-là, le jour de mon départ, Adjovi accomplit un geste qui demeure gravé dans ma mémoire. Le matin il s’était présenté  avec une gourde d’eau fraîche, il s’approcha doucement, aspergea ma tête, ma poitrine, puis mes pieds, avant de m’offrir le reste à boire. Ce rituel simple et profond évoqua aussitôt en moi cette cité mystérieuse du vaudou, ce souffle mystique que chaque Béninois semble porter en lui comme la carapace d’une tortue.

Adjovi était-il  vaudouisant ? je ne le saurai jamais, toujours est-il que son geste  enveloppa mon départ d’une aura sacrée. Avant que le car ne démarre, il murmura quelques mots au chauffeur, lui demandant la permission de nous accompagner jusqu’à la sortie de la ville. Le chauffeur, d’un signe de tête bienveillant, accéda à sa requête. Ainsi, pendant une quinzaine de kilomètres, Adjovi resta à mes côtés, comme un compagnon d’ombre et de lumière, avant de descendre. Là, au bord de la route, il me fit un dernier adieu. D’un geste simple de la main, il me dit au revoir. Il y a une douleur pénible  dans ces moments où la vie vous offre des rencontres si importantes  qu’elles semblent suspendre le temps, mais qui s’éteignent dans le tumulte des départs.

Dans cet adieu, il y avait quelque chose d’irréversible, un pressentiment que nous ne nous reverrions peut-être jamais. À cette époque, ni Facebook ni WhatsApp n’existaient pour lier les amis  qui se séparaient. On échangeait des adresses, des numéros griffonnés à la hâte, mais rien n’était sûr. Les voyages effaçaient souvent ces précieux liens, emportés par le vent ou ensevelis dans le chaos des bagages perdus.  Le car reprit sa course. Nous nous sommes enfoncés dans les paysages arides du Bénin, laissant derrière nous les teintes vives et chaudes de ses marchés pour les étendues brûlées du désert.

Le voyage était interminable, impétueux, et le car, disons plutôt le bus, emportait avec lui une cargaison humaine de 90 âmes. Trois chauffeurs se relayaient nuit et jour, le moteur ronronnant comme un vieux lion fatigué. Chaque pause se faisait tous les 400 kilomètres, une éternité de poussière et de cahots. À droite, 35 passagers ; à gauche, autant. Les meilleures places, celles adossées, étaient réservées à ceux qui avaient payé un supplément de 5 000 francs, un luxe relatif. Au milieu, entre les deux rangées, les autres étaient entassés sur des tabourets instables, simples bouts de bois qui ne promettaient ni confort ni répit.

La fatigue s’ajoutait au long voyage. Ceux qui se trouvaient au centre n’avaient nulle part où s’adosser. Quand le sommeil, ce tyran implacable de la vie, venait  happer, ils posaient leur tête sur leurs genoux, pliant leur échine dans un calvaire silencieux. Les corps se tordaient, les cous se raidissaient, et les épaules protestaient dans un langage de douleurs. Les bagages, quant à eux, étaient entassés sur le toit du bus, attachés pêle-mêle comme de vulgaires immondices, ballottés par chaque secousse. Mais au-delà de cette rudesse, il y avait le paysage, vaste et indifférent, qui s’étirait sous nos yeux fatigués. Là, dans cette immensité, le voyage se transformait. Il n’était plus une simple traversée géographique, mais une plongée intérieure, un dialogue entre le mouvement du car et l’immobilité de l’âme. Tandis que les kilomètres défilaient, le souvenir d’Adjovi, debout au bord de la route, me revenait avec une douceur poignante, comme un oiseau  porté par le vent chaud de ces paysages sahéliens.

Voyage dans l’âme sahélienne : Le chemin vers le Burkina Faso

C’est un paysage sahélien qui s’étire à perte de vue, une toile infinie où les vastes espaces vides rencontrent des arbustes épars. La terre, plate comme un océan figé, s’unit au ciel dans un lointain flou. Le long ruban de la route s’impose comme une ligne de destin : droite et large, sans virages pour troubler sa sérénité. On voit les voitures approcher de loin, comme des rêves qui prennent forme à l’horizon. Mais ici, le chemin est long, infiniment long. Les pays de l’Afrique de l’Ouest, si petits sur une carte, se révèlent immenses dans la réalité. Trois jours durant, nous avons traversé le Bénin sur une route bitumée, ponctuant notre périple de pauses d’une heure après six heures de roulage. La route semble épouser la savane, s’étirant sans fin à travers des paysages où la civilisation s’efface peu à peu.

Les voitures impatientes et les camions pressés tracent leur course effrénée, contrastant avec l’insouciance des ânes et des chevaux qui apparaissent çà et là. Nous sommes dans un pays d’éleveurs, un territoire où les champs s’étendent, ponctués de petites maisonnettes si modestes qu’elles semblent se fondre dans le décor. Certaines, audacieuses, s’avancent jusqu’au bord de l’eau, défiant les rares ponts qui surplombent les fleuves. Plus nous avançons, plus les signes de la modernité s’évanouissent. À mesure que la route nous mène vers l’Afrique profonde, je sens le souffle du passé caresser mon esprit. Dans le car, un carnet de voyage en main, je prends des notes. Mon geste attire l’attention : des regards curieux, des questions amicales. « Vous êtes géographe ? Journaliste ? Professeur ? » Je souris : « Oui, professeur. » En sortant quelques photos de mon album en compagnie de mes anciens élèves, la sympathie grandit, et des passagers deviennent mes guides improvisés. Chacun partage un fragment d’histoire ou une anecdote sur les régions que nous traversons, comme s’ils voulaient m’offrir  cette  terre.

Nous atteignons enfin Nadiagou, la frontière qui marque l’entrée au Burkina Faso, le pays des hommes intègres. L’intégrité, je la découvre dès les premiers instants, face à sa police de frontière. N’étant pas originaire d’Afrique de l’Ouest, je dois m’acquitter d’un transit fixé à 10 000 francs. En bon Camerounais, je pense pouvoir négocier ou, à défaut, corrompre. Lorsque j’en fais part au chauffeur, sa réponse fuse, tranchante : « Pas ici. Tu ne peux corrompre personne ici. » Sceptique, je tente tout de même ma chance auprès d’un policier que je prends à part. Mais sa réaction m’étonne : il éclate de rire, sincère et désarmant. « Mon cher, ici, ce n’est pas l’Afrique centrale, » me lance-t-il en s’éloignant. « Tu vas payer 10 000 ou descendre. » À cet instant, je comprends que la corruption n’a pas sa place au Burkina Faso. Ni ici, ni ailleurs sur ce territoire.

Tout au long du voyage, dans les administrations, les douanes ou les bureaux, cette droiture s’affirme, comme une flamme allumée par Thomas Sankara, ce président visionnaire. Bien que disparu, son esprit semble imprégner chaque fibre du peuple. Le Burkina Faso est un pays jeune, vibrant de vie et de travail. Il fabrique, crée, bâtit. C’est un fleuve tranquille, mais puissant, qui avance sans faillir. L’hospitalité y est une seconde nature. Dans les villes, les Burkinabè vous rendent service sans rien attendre en retour. C’est un pays d’avenir, où le panafricanisme n’est pas un simple idéal, mais une force enracinée dans le sang et l’âme. Ici, on préfère mourir pour la vérité que vivre dans le mensonge. Au fil de ce voyage, j’ai découvert bien plus qu’un pays. J’ai rencontré un peuple, une philosophie, une façon d’être qui transcende les frontières. Le Burkina Faso ne se raconte pas seulement ; il se vit, il se ressent, il s’imprime dans le cœur de ceux qui ont la chance de le parcourir.

Burkina Faso : L’horizon d’une Afrique réinventée

Au Burkina Faso, j’ai ressenti pour la première fois ce que signifie s’ouvrir véritablement au monde. Tout semblait en harmonie, jusqu’à la douceur de la température. Les regards y sont francs, marqués  d’une honnêteté désarmante, et chaque réponse résonne avec une conviction rare. Ici, l’administration ne connaît pas l’indolence : qu’il fasse nuit ou jour, tout se déroule avec fluidité. Les rues accueillent une humanité vibrante, où les femmes, fières et libres, chevauchent leurs motos avec la même aisance que les hommes. La beauté, au Burkina, est naturelle, sans fards, sans artifices. Et lorsque la nuit tombe, Ouagadougou s’illumine, comme une étoile dans l’immensité sahélienne. Petit à petit, je me suis éloigné de cette image que je portais de moi-même en tant que Camerounais.

Voyager, c’est aussi se voir autrement : un étranger chez les autres, comme eux le sont chez nous. Je sentais l’étrangeté de ma présence, cette dualité entre celui qui observe et celui qui est observé. Chaque homme est fier de son pays, mais loin de sa ruche, l’abeille n’est plus vraiment une abeille. Sans miel à offrir, elle pourrait bien être perçue comme une simple mouche. Le Camerounais voyage avec ses idées, ses certitudes parfois, mais l’étranger lui renvoie une autre réalité, plus brute, plus universelle. Ici, dans l’Afrique de l’Ouest, j’ai compris que cette région a déjà réussi là où d’autres échouent encore : l’intégration.

C’est une terre où le panafricanisme prend racine, un terreau fertile de solidarité, à mille lieues de l’Afrique centrale, souvent prisonnière de ses propres particularismes, ses petits pays comme le Gabon ou la Guinée Equatoriale où le chauvinisme reste l’arme favorite. L’Afrique, dans toute sa vastitude, semble pourtant mal comprise. On la résume à 30 millions de kilomètres carrés, mais en vérité, elle s’étend bien au-delà. Peut-être 70 millions, un chiffre que l’on tait encore, comme un secret. Pourtant, malgré son immensité, elle reste désespérément peu peuplée. J’ai parcouru des milliers de kilomètres, et ce qui m’a frappé, c’est le vide : un vide qui respire, qui interpelle, qui porte en lui la promesse d’un avenir à construire. Au Burkina, un rêve me tenait à cœur : rencontrer Joseph Ki-Zerbo, ce géant de l’histoire africaine, ce baobab de la pensée. Grâce à mon guide, Adama Gologo, j’ai découvert l’université qui porte son nom.

Mais nous avons appris que Ki-Zerbo était malade, trop affaibli pour nous recevoir. Un an plus tard, il s’éteignait, emportant avec lui un pan de notre mémoire collective. Le lendemain, je repris la route pour Bobo-Dioulasso, la ville du riz, où le souffle de Thomas Sankara est encore vivant dans les rues. Là, devant sa statue, j’ai ressenti la ferveur d’un peuple qui refuse d’oublier. Mais ce fut dans un restaurant de cette ville que je vécus une scène inoubliable.

Autour de moi, une vingtaine de personnes partageaient d’immenses plateaux de riz garnis de viande,  elles mangeaient à la main avec une simplicité. Curieux, je commandai à mon tour un plat, déposant 200 francs CFA sur le comptoir. Quelques instants plus tard, on m’apporta un grand  plateau si généreux qu’il aurait pu nourrir quatre personnes. Étonné, je protestai : « Ce n’est pas mon plat. Je n’ai donné que 200 francs ! » Le serveur, aussi surpris que moi, répondit simplement : « C’est bien ton plat. » J’étais abasourdi.

Combien aurais-je dû payer pour un plat plus modeste ? « Cinquante francs suffisent », me répondit-il avec un sourire. Ce fut là une autre leçon du Burkina Faso : nourrir les siens, même les plus pauvres, est une révolution en soi. C’était l’héritage de Sankara, cet homme en avance sur son temps, que l’histoire n’a pas laissé vivre. La traversée du Burkina fut une véritable odyssée. La beauté se cachait partout, dans chaque geste, chaque rencontre, chaque regard.

L’hospitalité, ici, n’est pas un mot galvaudé. C’est une vérité vivante, une offrande sincère, on est au Burkina comme si on était chez soi. À chaque étape, les burkinabés ouvraient leur cœur, comme si l’humanité avait trouvé refuge dans ce pays. C’est au Burkina Faso que j’ai compris que l’aventure a le goût du bonheur. Là, sous le ciel infini, entre la terre rouge et les sourires francs, j’ai découvert une Afrique qui n’a pas déserté ses valeurs. Une Afrique qui espère, qui crée, qui aime, et qui, malgré tout, avance avec une grande  dignité…

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