Ce débat autour de la transmission des valeurs africaines aux enfants d’origine africaine issus de l’immigration fut le cœur d’une conférence à Lausanne, où j’avais été convié en tant que co-panéliste aux côtés de quatre autres personnalités éminentes. Je partage ici un extrait de mon intervention ce jour-là, inspiré par la résonance actuelle de ce thème, ravivée par une discussion que j’ai eue le week-end dernier en compagnie du Docteur Jehu Ndoumi. Le thème général de la conférence était intitulé « L’enfant africain issu de l’immigration face à l’éducation occidentale. » Parmi les sous-thèmes proposés, j’étais chargé d’intervenir sur le sujet suivant : « Les femmes africaines vivant en Occident et la transmission des valeurs d’origine à leurs enfants. »
Ce mot trouve son origine dans le terme latin « Valere », qui évoque la force, la vigueur, la vaillance, et la bonne santé. Dans la tradition occidentale antique, la force occupait une place centrale, car ces sociétés, forgées dans les conflits, étaient continuellement engagées dans des guerres où les cités rivalisaient entre elles. Des figures comme César, Alexandre, et Vercingétorix peuplaient ces épopées de conquêtes. Les sports, eux, exigeaient des hommes d’une robustesse inébranlable, car les combats, souvent violents et mortels, nécessitaient une endurance extrême — le combat des gladiateurs en est l’exemple frappant, de même que les légendes de Samson, Hercule, Achille, ou Spartacus. Ainsi, l’existence en soi des valeurs est traditionnellement liée à l’être transcendant qui est source de toutes les autres valeurs.
Pourtant, il existe aussi une orientation relativiste, où l’homme lui-même crée des valeurs en fonction de ses intérêts : pouvoir, richesse, possessions. Ce ne sont plus des valeurs intemporelles et universelles, ce sont des valeurs créées ; car elles fluctuent avec les époques, les lieux, et les circonstances géographiques. Les raisons pour lesquelles on agit généralement renvoient aux systèmes des valeurs qui nous entourent, il s’agit essentiellement de ce qui met une communauté en mouvement. (vous constatez que là où il y a des richesses, les gens sont concentrés à ces endroits, et souvent ça provoque des guerres en d’autres termes, nos actions, guidées par les valeurs de la communauté, sont l’expression de ce qui mobilise un groupe humain. Là où abondent les richesses, les gens convergent, attirés par la promesse de prospérité, mais aussi par les conflits qu’elle engendre.
La philosophie antique n’a pas employé ce terme, pas plus que la philosophie classique. Durant cette période, le débat se concentrait autour des notions de bien, de finalité et de Dieu ; on ne rencontre que des usages sporadiques du concept de « valeur ». Le thème des valeurs a été introduit par les philosophes existentialistes, notamment Nietzsche. Les questions de valeurs se posent de manière aiguë à notre époque, en raison de ce que certains philosophes appellent le « déclin des absolus », qui inclut une crise morale et une remise en question des croyances. Ce n’est pas un hasard si, à partir du 19ᵉ siècle, l’athéisme s’est répandu : en effet, cette époque a vu émerger le problème de l’effondrement de l’idée de Dieu, alors que l’homme cherche à redéfinir les normes de la conduite humaine. Dans notre quotidien, tout repose sur un système de valeurs. Chaque jour, nous portons un jugement, que ce soit physiquement, intellectuellement, spirituellement, ou même quantitativement et qualitativement. Nous sommes constamment en train d’évaluer, non seulement pour nous orienter, mais aussi pour donner un sens à notre existence, dans un monde où les valeurs s’adaptent et se redéfinissent avec le temps.
Par « valeur », nous désignons tout élément social ou culturel en accord avec la raison, qui répond aux besoins fondamentaux de la majorité d’une communauté humaine. C’est ce que les hommes apprécient, estiment, désirent ardemment, recommandent ou même proposent comme idéal. Les valeurs se transmettent, s’apprennent et se conquièrent : par l’éducation, le travail, le talent, l’héroïsme, et surtout, par l’effort personnel. Aujourd’hui, la richesse s’impose comme une valeur puissante. Il faut, semble-t-il, obtenir de l’argent par tous les moyens, car l’argent, en notre époque, inspire souvent un respect supérieur à celui accordé à la simple vertu.
Pourtant, l’argent ne peut remplacer la valeur d’une vie vertueuse, surtout s’il est acquis par des dérives éthiques, comme le rappelle le philosophe Thalès. Il existe des valeurs élevées, certes, mais elles sont presque inaccessibles à l’homme ordinaire. Ce sont les valeurs incarnées par les héros, les saints, les martyrs. Rosa Parks, en osant s’asseoir à une place réservée aux Blancs, ne faisait pas qu’occuper un siège : elle rééquilibrait les valeurs qu’on lui avait jusque-là imposées, bouleversant les normes sociales. À l’opposé, il y a des valeurs « basses », des dérives qui transgressent les règles morales pour plonger dans l’abîme : le mendiant, le voleur, le drogué, tous symboles des valeurs dévoyées. La liberté est une haute valeur, chère à chaque être humain ; de même que l’amour, pour lequel certains sont prêts à tout sacrifier.
La mort elle-même revêt une valeur symbolique profonde : il suffit de mourir pour recevoir toutes les distinctions. Celui qui vivait modestement est souvent enseveli dans des habits scintillants, et lors de son oraison funèbre, on lui décerne des louanges qu’il n’aurait jamais entendues de son vivant. Dans la tragédie d’Horace, Julie apporte des nouvelles du combat : Rome est tombée, et pire encore, deux frères d’Horace ont péri, tandis qu’un troisième, époux de Sabine, a pris la fuite face aux trois Cuirassés. Pour le vieux père Horace, son honneur et son regard sont ternis par le fils qui n’a pas combattu jusqu’au dernier souffle. Il jure de laver cet affront en tuant cet enfant indigne, et lorsque Julie, horrifiée, lui demande ce qu’il aurait voulu qu’il fasse contre trois adversaires, il réplique, implacable : « Qu’il mourût ! »
Pour comprendre notre système et le faire évoluer, nous ne pouvons nous isoler ; il est impératif de nous ouvrir à l’Occident pour mieux affirmer notre culture et l’enraciner. Il faut chercher à découvrir ce qui fait la force de l’Occident, d’autant plus que notre histoire est intimement liée à la leur depuis la traite négrière, la colonisation, puis à travers les accords de coopération. Notre relation avec l’extérieur est dialectique, un échange constant qui motive la transmission et l’affirmation de nos valeurs originelles.
Parmi ces valeurs africaines essentielles que toute mère doit transmettre à ses enfants, l’hospitalité occupe une place de choix. L’hospitalité africaine est légendaire, car elle célèbre la communauté humaine. Dans notre culture, accueillir l’autre, même pour une journée, c’est le reconnaître comme un frère. Vient ensuite le sens du travail, qui enseigne que la dignité et l’autonomie se gagnent par l’effort. La solidarité et la générosité sont également primordiales, pour apprendre à partager avec ceux qui ont moins.
L’humilité, pour éviter la vanité, la pratique des langues vernaculaires, afin de transmettre la richesse de nos coutumes, nos contes, légendes, proverbes, chants, danses et rites. À cela s’ajoutent des valeurs de paix, de courage, de patriotisme, de tempérance et d’endurance — des qualités qui fortifient l’âme et évitent que, face aux épreuves amoureuses ou professionnelles, on sombre dans le désespoir. N’oublions pas qu’en Occident, face à la moindre difficulté, on observe souvent un recours au suicide. Les valeurs africaines, tout comme les langues maternelles, ont une importance fondamentale.
Elles ancrent l’individu dans sa communauté, elles le positionnent au cœur de son identité. Les valeurs recentrent l’attention sur l’essentiel, ce qui est socialement valable et mérite d’être poursuivi. Elles suscitent l’intérêt, encouragent, et proposent une manière idéale de penser, façonnant ainsi le caractère et la conscience d’un peuple. Pour nous, Camerounais, il existe une valeur singulière et précieuse : le « mental ». Transmettre les valeurs, cependant, requiert d’être soi-même porteur de ces vertus, car, comme le dit si bien l’adage dans l’enseignement : un éducateur ne transmet pas ce qu’il sait, ni même ce qu’il souhaite enseigner, mais ce qu’il est.
Il est vrai que la valeur économique a son importance ; toutefois, réduire les valeurs à la seule sphère économique trahirait les autres dimensions essentielles de la vie. C’est pourquoi nous trouvons parmi nous des ministres et des hauts cadres en prison, et d’autres encore qui n’ont pas encore été arrêtés. Ce phénomène, parfois désigné en droit comme « chiffre gris », montre bien qu’un système fondé uniquement sur la quête économique trahit les valeurs humaines, celles qui devraient primer sur le reste.
Sources (Cours de Marcien Towa, joseph Kizerbo, Olympio, la fin de l’enfance)