Mag-Afriksurseine-Mars-2024

Etude critique de la prophétie de Ruben Um Nyobè

La prophétie  de Ruben Um Nyobè, considéré comme une figure majeure du nationalisme camerounais, transcende le simple cadre politique pour atteindre le rang de prophétie littéraire. Dans cet extrait adressé à Monseigneur Thomas Mongo, venu lui rendre visite dans le maquis, Ruben Um Nyobè combine un ton solennel, une rhétorique militante et des images mystiques qui offrent une réflexion sur la destinée de son pays, le Cameroun. Ce message, à la croisée du politique et du spirituel, est un appel à la résistance face à la colonisation et à la construction d’un Cameroun indépendant, inclusif et souverain. Pour un homme confronté à des conditions particulièrement difficiles, ce texte apparaît comme un mélange de rhétorique politique et de prophétie mystique.

Son style solennel et engagé confère au discours une forte charge émotionnelle, conçu pour inspirer et mobiliser les masses. Il révèle également l’importance qu’Um Nyobè accordait à une vision collective et inclusive du Cameroun, tout en mettant en garde contre les dangers de l’égoïsme et de la trahison des idéaux nationalistes. Dès les premières lignes, on remarque qu’Um Nyobè rejette toute compromission avec le pouvoir colonial. On trouve au début les phrases longues et souvent complexes, avec une structure riche en subordonnées. Par exemple : « Je ne peux accepter en l’état, une prise du pouvoir dans le seul souci de protéger les intérêts du colon tout en trahissant, le pacte patriotique et républicain… » Cette construction cumulative et réflexive est caractéristique d’un registre formel et solennel.

L’usage des participes présents (trahissant, tenant) apporte fluidité et renforce la tonalité argumentative. Le refus d’Um Nyobè repose sur un attachement profond à des idéaux patriotiques et républicains, illustré par la phrase : « Le pacte patriotique et républicain qui lie tous les fils de notre cher pays. » Il s’agit ici d’un engagement moral collectif, transcendant les intérêts individuels ou communautaires, pour préserver la dignité nationale et l’unité du Cameroun.

Les termes comme pouvoir, intérêts du colon, pacte patriotique, nationalisme, souveraineté et collectivité relèvent d’un champ lexical politique, ce qui souligne le caractère engagé du message. Ce champ lexical politique ouvre ensuite la porte à un second, qui relève de la prophétie et du mysticisme. Des expressions comme destinée prophétique, Cameroun mystique, malheur, mares de sang et homme providentiel confèrent une aura spirituelle et visionnaire au texte. L’utilisation d’images symboliques, telles que les longues robes et les feuilles de manioc, ancre le discours dans une dimension propre aux traditions orales africaines.

Ces symboles véhiculent une portée allégorique : Les longues robes semblent représenter les élites religieuses ou administratives, mais dans ce contexte, elles désignent probablement l’élite du Nord Cameroun, identifiable par leur port du boubou ce qui correspond très précisément au président Ahidjo. Les feuilles de manioc, quant à elles, pourraient symboliser les régions du Centre et du Sud, où cet aliment est largement consommé pour les Fans. Le discours s’appuie sur plusieurs registres : d’abord le registre politique ; on y voit ici ancré un cadre militant et nationaliste, qui fait appel à des préoccupations collectives et patriotiques.

Puis, le registre prophétique et mystique qui est la mention d’une destinée prophétique et de l’apparition d’un homme providentiel qui confère une portée spirituelle et visionnaire au discours. Enfin le registre tragique : les références aux mares de sang et au malaise social ajoutent une dimension dramatique, incitant à réfléchir sur les conséquences de l’inaction ou des choix égoïstes. Les hyperboles prophétiques parsèment ce texte comme « Beaucoup de souffrance », « mares de sang », « brefs affrontements fratricides » amplifient l’effet dramatique du texte. Le ton général oscille entre avertissement et espoir, puisque ce ton est utilisé pour interpeller les consciences. L’utilisation d’anaphores implicites, telles que « Il viendra… », et de parallélismes confère une musicalité qui facilite la mémorisation.

Le ventre de l’oiseau et le court pagne blanc renvoient à des images de pureté et de renouveau, suggérant une origine extérieure, éloignée en apparence mais proche par son retour salvateur. Le verbe « jouir » souligne l’idée d’un privilège éphémère, obtenu au prix d’une trahison, d’où la dénonciation des divisions ethniques. Ces images traduisent une conception cyclique et métaphysique du pouvoir, où chaque période apporte à la fois ses promesses et ses désillusions. Ruben Um Nyobè critique également le système économique et social, puisque la prophétie évoque une période de crise sociale intense, marquée par l’effondrement du pouvoir d’achat et une misère omniprésente : « On vous vendra des vêtements, de la nourriture… mais il n’y aura pas d’argent pour en acheter. »

Cette vision tragique du Cameroun post-colonial reflète une profonde inquiétude face à un système économique néocolonial, incapable de garantir le bien-être collectif. Le point culminant de la prophétie est l’apparition d’un « homme providentiel », décrit avec des traits symboliques : « Il viendra du ventre de l’oiseau » : cette métaphore, presque chamanique, suggère une naissance mystérieuse et transcendante. « Vêtu d’un court pagne blanc » : symbole de pureté, d’humilité et de proximité avec le peuple. « Jeune, philosophe, intellectuel, magicien et polyglotte » : une figure idéale, synthèse des qualités intellectuelles, spirituelles et politiques nécessaires pour guider le Cameroun. Cet homme providentiel, accepté par tous, incarne l’espoir d’un Cameroun réconcilié et souverain.

Il est décrit comme un être presque messianique, réunissant des qualités spirituelles, intellectuelles et culturelles indispensables à la refondation de la nation. En dehors de l’esthétique littéraire de ce message destiné à servir un engagement politique, l’esprit du texte mêle la solennité du discours militant à la richesse des traditions orales africaines. La répétition des phrases débutant par « Je ne peux accepter » ou « Il y aura » renforce la dimension prophétique et imprime une cadence martelée au texte. Cette structure rhétorique, proche de l’incantation, vise à captiver l’auditoire. Les termes souffrance, misère, mares de sang évoquent une vision apocalyptique, conçue pour alerter et mobiliser. Ce registre tragique contraste avec lespoir suscité par l’arrivée de l’homme providentiel, créant ainsi un effet de relief dans le discours.

L’usage de métaphores, de symboles et d’un ton prophétique inscrit ce texte dans une tradition orale africaine, où la parole est à la fois performative et engageante. Nous pouvons dire que Ruben suit la lignée de Rudolf Manga Bell dans les mêmes visions prophétiques et s’aligne derrière des personnages comme Martin Luther King et Ernest Ouandié par le caractère prophétique de leur discours.

Mais un pays, c’est une Vision Pratique pour un progrès concret

Le rejet de tout compromis avec le pouvoir colonial et son attachement à une vision mystique de la destinée nationale semblent ignorer les réalités politiques et sociales de notre époque. Affirmer que nous devons refuser toute forme de prise de pouvoir sous prétexte qu’elle protège les intérêts du colon, c’est négliger l’opportunité d’une transition progressive et contrôlée dont les autres ont eu accès. Dans une situation où le peuple est déjà pris dans un système colonial, n’est-il pas plus stratégique de chercher à intégrer ce système pour mieux le transformer de l’intérieur ? La prophétie est-elle une poésie ou un symbolisme, parce que les prophéties endorment l’homme sur une attente passive d’un « homme providentiel » qui viendrait de nulle part pour sauver la nation.

Mais l’histoire nous enseigne que le salut ne vient pas d’individus isolés, aussi charismatiques soient-ils, mais d’un peuple uni et organisé, prêt à relever les défis de manière pragmatique. Ruben évoquait des « longues robes » et des « feuilles de manioc », mais ces images ne suffisent pas à expliquer comment éviter le chaos social qu’il prédit. Si nous restons dans l’immobilisme, en attendant que le « destin mystique » s’accomplisse, nous abandonnons nos responsabilités au profit d’un fatalisme dangereux. Je dis que le progrès doit être construit dès maintenant, en saisissant les opportunités, même imparfaites, qui se présentent. Il ne s’agit pas de trahir les idéaux nationalistes, mais d’agir pour améliorer le sort immédiat de nos communautés, en prenant des décisions réalistes et en construisant une nation sur des bases solides, ici et maintenant, sans attendre un avenir hypothétique et idéalisé. »

Tout compte fait, le discours de Ruben Um Nyobè constitue une critique implicite de la colonisation et des élites locales susceptibles de trahir les idéaux nationalistes au profit de privilèges personnels. Il s’agit également d’un appel à la solidarité nationale, transcendant les clivages ethniques, comme l’illustre l’expression « notre grande nation ». La prophétie décrit une alternance entre des périodes de chaos (désordre, misère, affrontements fratricides) et de renouveau (homme providentiel). Le texte s’inscrit dans la tradition africaine de transmission orale, où les métaphores et les symboles jouent un rôle clé dans la communication de messages complexes. Cette prophétie renforce l’image d’Um Nyobè non seulement comme un leader politique, mais aussi comme un guide spirituel et visionnaire. En dénonçant les compromissions avec le colon et en proposant une vision cyclique de l’histoire, il invite ses contemporains à un engagement éthique et patriotique. Son esthétique, mêlant mysticisme et solennité, confère au texte une portée universelle, le plaçant au carrefour des grands textes de la politique et de la spiritualité.

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